La jeune femme se serait décidée en hâte, et aurait jeté dans un sac, sans réfléchir plus longtemps, quelques affaires de rechange. Clés, papiers, sous-vêtements. Bijoux, médicaments, cigarettes. Un numéro de téléphone sur un bout de carton. Une paire d’alliances dans une enveloppe blanche. Puis elle aurait ouvert sur sa table basse l’annuaire des professionnels et aurait appelé un taxi, au plus vite, dans la crainte d’occuper sa ligne au mauvais moment. Il y aurait eu un homme, qui n’appelait pas, qui aurait déjà dû appeler, qui la préviendrait.
Elle aurait vécu là, en ville, dans un appartement vide et froid. Un lieu habité par elle depuis des années, depuis des années déserté par l’autre. Les volets auraient été clos, les stores toujours tirés. Les jours passés, trop longs, auraient accouché des dernières heures, jusqu’à l’ultime, qu’elle aura passée au supplice. Elle se serait alors décidée en hâte, quitter la chambre, quitter la ville, laisser derrière soi la mort et trouver un hôtel, et se serait souvenu du nom d’un établissement, sur la côte nord du pays : c’est là qu’elle irait.
Sur la banquette arrière du taxi confiné, la jeune femme se serait pelotonnée, le corps par instants traversé par une vive inquiétude, et aurait songé, encore, à ce qu’elle a commis, les yeux fermés, peut-être le remords l’aurait-elle traversée. Enfilant ses larges lunettes noires et croisant sous son manteau ses mains dont l’une gardait contre elle un téléphone portable, elle aurait feint de s’endormir. Une fièvre lente aurait gagné son corps. Le sommeil, enfin loin de chez elle, l’aurait attrapée par surprise et les rêves fiévreux de l’enfance seraient venus la hanter, la réveillant plusieurs fois, l’attirant encore, évoquant pour elle des visages innocents, écarlates. Les muscles de ses bras se seraient contractés.
La pluie tombait, de ce côté-ci du pays. La pluie lourde et chaude que nous connaissons en cette saison. Il n’était pas seize heures lorsqu’elle est arrivée, mais l’on se serait cru à la tombée de la nuit.
Le taxi l’aurait réveillée au pied de la rue qui mène jusqu’ici, celle qui grimpe en serpentant et est bordée sur toute sa longueur de buissons de rosiers de ronces importés de Hongrie. La voix hésitante, basse, du chauffeur aurait prononcé ces mots, autant que d’autres :
« Madame. Vous êtes arrivée. »
Et la jeune femme blonde, blafarde, aux cheveux secs et emmêlés, aux yeux noirs et rouges, froissée dans la robe-fourreau qu’elle portait sûrement la veille, se serait redressée, et réglant la note d’une main maladroite, aurait levé les yeux vers la grande bâtisse de l’hôtel avant de laisser son regard filer vers la pinède qui court derrière elle, et la clarté naissante du ciel au-delà lui aurait donné à voir l’océan. Elle serait descendue du taxi sans dire un mot au chauffeur, aurait jeté sur son épaule le mince sac emporté de chez elle, et courbant l’échine sous le soleil aurait gagné l’entrée.
Les portes du hall se sont ouvertes. Insoucieuse des regards curieux portés sur elle, la jeune femme s’est dirigée vers la réception et s’est adressée au jeune réceptionniste en ces mots : « J’ai réservé une chambre au nom de Michelle Vendredi. J’attends aussi du courrier. C’est important. Faites-le monter, ou prévenez-moi aussitôt. C’est urgent. »
Sans patience pour le protocole, elle a rempli sa fiche de renseignements et s’est emparé de la clé de sa chambre et a disparu. Dans l’ascenseur, seule, peut-être a-t-elle tremblé, comme l’on tremble sur le pas d’une porte, peut-être a-t-elle marmonné, peut-être s’est-elle tenue immobile, le téléphone blotti contre elle, et dans sa chambre enfin tout me dit qu’elle s’est enfermée et a tiré les rideaux et qu’elle s’est allongée toute habillée sur son lit sans le défaire et qu’elle s’est endormie, sans un bruit, les bras sous le corps, une main paume ouverte sur son ventre et l’autre désespérément refermée sur son téléphone portable, plus muet qu’une tombe.
Ici la jeune femme blonde que la réception de l’hôtel connaît sous le nom de Michelle Vendredi est endormie. Il n’est pas difficile de l’imaginer. Dans les vêtements qu’elle portait hier, elle rêve et transpire. Si dans le taxi qui l’a menée ici son sommeil s’est chargé de rêves et si ces rêves sont les rêves d’enfance que nous imaginons, alors elle refera les mêmes.
Ce sont les rêves fiévreux apparentés à l’hypnose qui appellent les visages et les voix et la chaleur au visage des toutes premières années, la sueur dans le dos et les écorchures aux genoux et les cheveux tirés ; les rêves enfouis sous la surface qui peuvent ne jamais remonter mais attendent, un moment comme celui-ci, pour évoquer au vivant les temps de la préhistoire, effrayants et vifs, quand si peu nous éloignait de la naissance. Ce sont les rêves de tous, car les petits garçons et les petites filles ont vécu pareil, se sont courus après et se sont cachés sous les branches des grands arbres, ont crié ensemble dans les salles de cantine et se sont poussés à terre pendant les récréations. Ce sont les rêves où l’on se retrouve essoufflés d’avoir trop couru. Car l’on courait trop et l’on se retenait d’uriner pour jouer sans s’arrêter, et l’on se griffait les dos des mains en gage et l’on s’enfermait dans le noir et certaines heures, tard, les parents avaient disparu et les enfants s’entreregardaient et s’échangeaient l’idée silencieuse de commettre une folie, quelque chose que le règne des adultes n’auraient pas permis : un sacrifice.
C’est ce rêve fiévreux, dans la continuité de ceux qu’elle aura fait dans le taxi, qui agiterait le sommeil de Michelle Vendredi. Le jour faiblissait. Les pluies d’orage du début de l’après-midi avaient laissé place à un ciel lavé, encore humide, que les rayons sombres du crépuscule viendraient recouvrir. Elle dormirait encore quelques heures, puis se réveillerait, les cheveux humides, les jambes recouvertes par le dessus de lit qu’elle aurait enroulé autour d’elle dans son sommeil, les idées troubles, il ne lui faudrait qu’un instant pour se souvenir de la chambre, de l’hôtel, cherchant aussitôt du regard le téléphone que sa main molle aura laissé échapper.
Mais il n’aurait pas appelé et à la réception, lorsqu’elle descend en hâte, certaine peut-être d’avoir dormi plusieurs jours, il n’y a pas de courrier pour elle.
Il n’est pas plus de vingt heures. Le soleil descendu sur l’horizon illumine encore la côte. Par les baies vitrées du restaurant, côté océan, ses rayons traversent le rez-de-chaussée, jusqu’au hall, où la circulation des résidents, le pas lent et emprunté, habillés pour le dîner, anime dans l’air une suspension de poussières minuscules – les chevelures aérées et laquées des femmes les retenant mieux, on croirait voir des nanosatellites, jusqu’au moment où, passant l’angle d’un mur, elles retombent dans l’ombre et avec elles, leurs populations.
Les tables se peuplent. Demain, nous aurons ici davantage de monde : un congrès se tient pour quelques jours, au Palais des Cultures. Médecins-urgentistes, chefs de services, directeurs des ventes et responsables qualité en laboratoire pharmaceutique défileront, comme l’an dernier et l’année encore avant, du bar à la réception, du hall aux salons, de leur chambre au Palais, et nous aurons plus de travail que tous ces jours derniers.
Ceux-là sont calmes. La saison est passée. L’été traînera encore longtemps, peut-être jusqu’à octobre, et nous connaîtrons alors la vague des touristes italiens richissimes qui chaque année dissipent leur fortune au Casino. Les Américains, ensuite, viendront passer leur fin d’année ici. Ils joueront moins que les Italiens, et ceux qui le feront viendront boire au bar de l’hôtel les verres que la direction du Casino leur aura refusés – peu habitués à perdre ils en auront perdu leur sang-froid. Mais la saison est passée. Les périodes de congé des masses sont achevées. Cette année, il a plu sans discontinuer, de mi-juillet à la première semaine d’août. Certains clients ont demandé remboursement. Antoine, le fils du directeur, en charge depuis le début d’année de ces responsabilités, s’est proposé (sur les conseils téléphoniques de son père, toujours absent) d’offrir à ceux-là une nuit ici lors de leurs prochaines vacances. Après s’être montrés mécontents, tous ont accepté. Il m’est arrivé pourtant, en contemplation de ces traînes de pluie ininterrompue, de préférer ce temps aux grands ciels ensoleillés. L’air y est toujours chaud, épais, et lorsqu’elle cesse, l’averse laisse place à de longues bourrasques glacées, qui réaniment le pays.
Mais la saison est passée et avec elle les brumes matinales, sur la plage, quand le sable est encore désert, avec elle aussi les défilés ininterrompus de nouveaux visages ou de visages anciens oubliés, qui font de ce métier, de ma place ici, une vigie incomparable.
Ainsi lorsque les jours sont plus calmes, comme ces derniers, l’hôtel apparaît-il étrangement inquiétant, vide mais résonnant encore des pas de ceux qui nous ont quittés, immobile mais soumis à la même discipline qu’aux semaines d’affluence, nous tous nous affairant pour de faux, comme au service de fantômes, d’êtres invisibles. Régnier, derrière le comptoir, astique ses verres au ralenti, sans en oublier un seul, s’avale en douce un trait de whisky, qu’il dissimule lorsqu’il entend quelqu’un arriver – s’il s’agit de moi, il cesse ses affaires et me raconte la dernière histoire salace ; Caroline et Anatole, au service du midi et du soir, ne se pressent plus et servent mollement les quelques clients attablés, elle profitant de chaque occasion pour fumer une cigarette sur la terrasse, lui occupé en douce à faire remplir sa flasque par Régnier, et dans le miroir du bar recoiffer ses cheveux gris d’un coup de peigne glissé dans son tablier ; Jean-Alain, d’ordinaire entouré de cent marmitons, répète à tue-tête qu’il est seul en cuisines, dépressif sans qu’aucune fulgurance maniaque ne vienne plus éclairer sa préparation des plats, croit ne servir à rien et avoir gâché son talent ; Laurent, le chef-concierge, absorbé dans la lecture de dix romans policiers, distrait tantôt par les chansonnettes poussées par Roberto, notre voiturier sans permis de conduire, tantôt par les plaintes d’Océane, qui de retour d’une énième visite des chambres, s’est aperçue qu’il manquait encore une ampoule, un gant de toilettes dans une salle de bain, tantôt par le passage las de Clarisse, qui s’ennuie à la réception, qui dissimule à la perfection la beauté de la jeune fille qu’elle était, lorsqu’elle n’en avait que vingt (il est amoureux) ; Antoine, enfin, notre jeune directeur zélé tandis que son père malade agonise, s’efforce à la rudesse lorsqu’il observe nos allers et venues et notre service ralenti, je ne sais pas si la place qu’il occupe est celle de ses rêves mais je ne peux m’empêcher de voir dans la rigidité de son comportement avec nous un profond mécontentement de sa condition.
J’ai oublié les quelques femmes de chambre et employés de couloir intérimaires dont je ne connais jamais les noms, mais dès demain ils seront légion et nous tous reprendrons le travail, et l’hôtel sera envahi de congressistes et les fantômes que nous mimions de servir quitteront les lieux, au profit peut-être des dernières chambres inoccupées.
Il est vingt heures passées. Dans le ciel sont tracés de longues projections de couleurs sombres. Le soleil s’est glissé derrière un rideau de brumes que l’œil n’aurait pu deviner auparavant. La lumière est devenue fauve. Dans le silence laissé libre par quelques éclats de voix, des rires, des tintements de couverts, les clients du restaurant, isolés dans une salle trop grande, se sont installés, et dînent, dans le courant d’air circulant entre le hall et les baies vitrées entrouvertes. Ici, un couple d’octogénaire, bleus, rutilants et saupoudrés, chargés de boutons de manchette, ors et émaux, ruminent sous leurs dents mobiles de la roquette d’Italie. Ils ne s’entendent plus, dirait-on, on les a vus aujourd’hui au Casino. Une table de businessmen d’Europe de l’est, bruns, épais, mangent peut-être mais fument de longs cigares, on les a installés au fond, près du piano, plus tôt l’un s’est levé pour en jouer mais ces compagnons l’en ont dissuadé. Il y a aussi un homme seul, qu’on appelle l’habitué, qui se nomme Manuel, et vit ici à longueur d’années, même s’il s’absente parfois plusieurs semaines. On ignore ce qu’il fait mais sa solitude ne semble pas le rendre triste, elle doit être volontaire, il parle bien et on lui prête de nombreuses conquêtes en ville. Un jeune couple, encore, s’échange par-dessus les plats de longs regards et parfois quelques baisers mouillés, ils sont descendus tôt et ont désiré choisir leur table, près de la terrasse, tout contre les baies vitrées, contre la mer, les croisant la veille je l’ai entendue, elle, lui dire à lui : « je ne sais pas pourquoi la mer m’excite à ce point, ça m’en ferait peur… »