23/11/2007

Mesdames et messieurs, Félicien Combes - Introduction

Tout ce qu’on entend ces jours-ci sur le compte de Félicien Combes est faux. Tout ce qu’on voit à la télévision, tout ce qu’émettent les radios, tout ce qui se dit dans les troquets, les salons, les chambres à coucher ; tout ce que l’on a écrit et imprimé, d’abord dans l’intention de vendre du papier, à présent dans l’urgence des derniers jours ; les vérités à son sujet que l’on ne pouvait avaler et qui à présent soutiennent les âmes affolées ; son histoire, ses intentions, les raisons de sa présence sur Terre : tout cela est faux.
Son nom court sur vos langues. Son visage vous est devenu familier. Certains d’entre vous prétendent le connaître, le comprendre, tandis que d’autres rêvent de lui, voudraient l’étrangler de leurs mains. Les plus fervents seront les plus malveillants. Les plus terrorisés mourront les premiers. Les temps sont mauvais, et plus personne ne peut le nier.
Alors, on blâme Félicien Combes. On lui baise les pieds. On loue son nom puis le maudit. On se rapproche de lui, sans savoir encore ce qu’on lui dira, ce qu’on exigera de lui maintenant qu’on le tient ; on se rapproche encore et soudain c’est la colère, la peur immense changée en colère, qui emporte, qui étouffe, et quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse encore on crache sur lui et le déteste et voudrait le tuer, le tuer, le tuer, même si l’on s’est trompé.
L’histoire en marche a entamé une course folle.

19/11/2007

Les dents cassées - intro


Je la regarde en plein dans les yeux et je lui dis « épouse-moi ». Elle ne comprend pas. Elle porte encore au visage le pourpre de notre récente engueulade. Je lui répète : « marions-nous. » Elle me regarde comme un dément, moi, alors que c’est elle, d’entre nous, que la folie a emporté, et me demande encore de lui redire ça. Je dis cette fois : « veux-tu m’épouser ? » et je la vois hésiter. Elle ferme ses lèvres mures comme les prés que la surprise a entrouvertes, et plisse très légèrement les paupières (pour un instant, l’espace de ses yeux verts-de-bleu devient noir), pour voir à travers moi. Elle y voit parfaitement. Elle hésite encore. Ce n’est pas à cause de notre engueulade imbécile, ce n’est pas à cause de mes jalousies, ce n’est pas non plus à cause de ma violence au lit qui je crois l’inquiète parfois. C’est le souci de connaître le moment, celui-là, de ne pas le rater, celui du pas précédant immédiatement la chute. Elle dit oui.
Plus tard, elle est prise de tremblements nerveux et me serre dans ses bras jusqu’à s’en froisser les muscles, me demande, m’appelle, n’en peux plus de m’envoyer en elle, de m’y convoquer, jusqu’à la tombée de la nuit où elle s’endort, pour une minute à peine pendant laquelle, les yeux dans la direction du boulevard périphérique multicolore je j’abîme à l’idée de ce qui m’attend. Elle se réveille. Elle a changé d’avis et me dit qu’elle est trop jeune.
Mais au matin, lorsque je suis bien réveillé, je m’aperçois qu’elle a fait ses valises, et me demande de faire les miennes. Je dis que je ne comprends pas, qu’il me faut d’abord boire un café. Elle dit :
- Tu le boiras en route.
- En route ?
- Oui. Max. J’ai réfléchi.
Elle veut tout quitter. Elle veut téléphoner à son boss pour démissionner, et déménager, et que je fasse de même. Elle se reprend. Elle me demande d’y réfléchir. Ce que j’en pense. Est-ce que je ne lui en ai pas déjà parlé ? Est-ce que je n’en ai pas envie ? (J’en rêvais. J’en avais tremblé. Les scénarios les plus inconcevables m’étaient passés par la tête.) Est-ce que ça n’était pas aussi simple que ça ? Que j’y songe, voulait-elle. Un seul pas au dehors, est-ce que je n’en étais pas capable ? Parlait-elle d’un prodige, d’un miracle ? Non. Seulement ça. Je pensais : l’acte de volonté le plus simple au monde : refuser. Quitter. Elle se plante devant moi, ses valises derrière elle près de la porte. Le matin est grand, clair, et la lumière du soleil passe comme des rayons X à travers les murs, à travers nos os.
Je tremble. Mon ventre est vide, mes artères diaphanes. Mes yeux clignent et s’impriment, lents, secs, de la silhouette de Michelle. J’aurais voulu boire un café. Je prends une grande inspiration empoisonnée.
- Michelle, vas-tu m’épouser à la fin ?
Elle pousse un soupir étrange. Elle dit oui.
Nous partons.

04/11/2007

A table


A table
l'écrivain
ne peut effacer
la poussière du clavier

16/09/2007

L'hôtel du bout du monde - les générations

Certains y sont sans se souvenir y être venus. Ils vivent là une longue villégiature. Leur vie passée est un souvenir laissé derrière eux. A les croiser le soir dans les couloirs, dans l’ascenseur, sur les bords de la piscine au sous-sol, on les prendrait pour des spectres, mous et blancs, comme trop longtemps trempés dans l’eau, ils ne parlent pas, ils glissent, rejoignent leur chambre, passent un peignoir, traversent le restaurant pour le casino où la monnaie factice de leur fin de vie s’y échange contre la promesse de la chance. Pourtant, il suffit d’en voir un, de ces vieux, de ces vieilles, pour savoir qu’ils ne mourront jamais. Ce qu’ils ont gardé pour eux, leur enveloppe, est déjà abstraite de tout ce que la mort pouvait leur enlever. Ils flotteraient ainsi pour l’éternité, jusqu’à ce que celle-ci étouffe sous l’effondrement de l’hôtel, les emportant avec elle.
Les enfants en ont peur, eux qui vivent la vie tels des vampires, insatiables, altérés, comme on a peur du vide, de ce qui est absent, comme on a peur du noir. Leurs rires cessent en leur présence et on les voit leur tendre un regard hostile, haineux, tout à fait comme s’ils ne désiraient rien plus que de les voir disparaître. Pour beaucoup, parce qu’ils ont aux yeux l’appétit morbide de jeunes carnassiers, parce qu’ils se trouvent encore dans le champ immédiat de la naissance, parce qu’il leur suffit parfois de fermer les yeux et dans le sommeil retrouver les images de ce mystère écoulé, pour beaucoup, les enfants sont les pires pensionnaires de l’hôtel.

L'hôtel du bout du monde - l'arrivée

Vous faites connaissance avec ce lieu situé au cœur de la maladie, mais vous ne vous y sentez pas malade. Vous entrez dans le hall de l’hôtel des égarés, mais vous croyez avoir retrouvé votre chemin. Comme dans l’œil du cyclone, vous êtes calme, quand tout autour est emporté. Le monde pourtant n’a pas cessé de tenir debout, depuis que vous l’avez quitté. Il poursuit sa lente décomposition, jusqu’au point critique que connaîtra la prochaine génération. Celle d’après, alors, vivra un authentique recommencement. Quant à vous, vous vivez le sort des réfugiés, dans le temps des paniques, et cet hôtel fut bâti pour vous. Vous y entrez à peine que les portes se referment dans votre dos. Bientôt, on vient à votre rencontre. Avez-vous fait bon voyage ? Désirez-vous une chambre dans les étages, avec vue sur l’autoroute déserte, ou préférez-vous l’horizon infini des bois noirs étendus vers l’est ? L’océan en cette saison est déjà retiré, et vous n’y verrez rien qu’un banc de sable long comme l’univers, mais si bon vous semble… S’il nous reste des chambres, madame, monsieur, mais bien entendu ! Toujours. Jamais nous n’avons refusé personne. Non, gardez votre argent sur vous, nous nous arrangerons plus tard. Suivez-moi.
Vous venez de faire connaissance avec Diane, car vous êtes arrivé ici la nuit. Que vous ayez traversé la forêt des bords du monde ou que vous ayez suivi la bande d’arrêt d’urgence sur les longs kilomètres qui la détachent du réseau indémêlable du trafic, c’est sous le voile de l’envers du jour que vous avez pénétré dans le hall, que certains disent lugubre sous cette lumière sépulcrale, dont d’autres louent la lueur romantique, sous la voûte peinte duquel vous vous êtes probablement senti petit. Diane vous entraîne après elle d’un pas rapide et silencieux, réanimée par votre présence elle se confie à vous mais certainement le fait-elle avec tous les voyageurs nocturnes, « on s’ennuie parfois tant que l’on imagine des choses, ici, même si l’habitude passe le temps comme s’il n’était pas passé ; même si l’on en vient à connaître cet endroit comme son propre corps, mais voyez-vous, la nuit, les gens dorment, tandis que moi, je travaille, et je m’ennuie, c’est que vous n’êtes pas si nombreux, le soir, croyez-vous qu’un jour ou l’autre, lorsque vous serez reposé, je pourrais vous rendre visite et venir parler avec vous de ce que vous faites, dites ? » Mais soudain une voix terrible résonne du nom de Diane qui semble provenir du sol comme du plafond, un système de sonorisation habilement dissimulé pensez-vous, et la jeune femme brune éthérée se reprend et se redresse, accélère le pas et absente vous désigne votre porte, la chambre 303, ou 602, ou 701, selon la vue que vous avez choisie, avant de prendre congé.
Et vous voilà seul dans votre chambre, frappé par l’allure de la brune, les yeux encore larges des escaliers de marbre ornementé ou des ascenseurs électriques pleins d’une lumière jaune qu’elle vous a fait prendre, et vous refermez votre porte, le lit sous les yeux, et épuisé par une errance s’achevant enfin, vous vous allongez et disparaissez.
Dans votre absence, vous songez à vos jours, et à ce qui vous a mené là.

L'hôtel du bout du monde - chambre 512

Une femme se tient seule assise devant un écran de télévision, qui diffuse les images différées de son époux disparu, elle est presque nue dans la lumière bleue, assise sur la moquette de sa chambre d’hôtel, seulement habillée de la lingerie noire qu’elle a porté toute la journée, les bas noirs lui dessinant comme les eaux noires par lesquelles elle est passée pour venir jusqu’ici. Cette femme ne pleure pas mais tremble de froid. L’homme qu’elle voit sur l’écran est si petit qu’il ne lui ressemble plus. Elle a oublié sa taille, ses bras qui l’enveloppaient, ses mots qui l’emportaient tout entière. Elle a oublié son amour, au profit de la silhouette floue, fragile, perdue dans le scintillement sourd de l’écran de télévision. C’est pourtant lui. Les gestes hésitants, ses allers et retours dans la pièce close, perplexe sous l’œil noir, invisible, de la caméra, elle le reconnaît à peine mais c’est suffisamment lui, elle se souvient, lorsqu’il peinait à la satisfaire, lorsqu’il refusait de lui donner des coups, prostré devant sa demande, lorsqu’il piétinait, là, incapable de comprendre, c’est assez de lui, oui, regarde-le qui se demande qui l’a convoqué, ce qu’il fout là, oui, je le reconnais assez, se dit-elle, c’est bien lui.

Lui qui était vivant, tout ce temps. Le vilain homme.

Elle serre la télécommande dans ses mains, et actionne l’avance rapide. Les images défilent, magiques. Une porte s’ouvre, un homme entre, tend une arme, son mari tombe, un bras raide, l’autre en travers du corps. Lorsqu’elle appuie sur lecture, il est déjà mort.
Elle suit très précisément les efforts de l’homme cagoulé pour débarrasser la pièce du corps inerte. Elle respire vite, sans un bruit. Elle tremble comme dans le sommeil des proies. Sans détourner les yeux, elle tend un bras vers le lit et tire le drap à elle, s’en recouvre les épaules. Soudain, plus rien. La télécommande, inutile dans sa main, s’alourdit. Un champ d’interférences bombarde l’écran et envoie dans toute la chambre des vagues inquiétantes.
L’hypnose endort son corps. Elle étend ses jambes et s’allonge, pose sa tête sur le drap blanc. Au plafond, la mer crépuscule s’est levée. Son époux y nage et s’y noie pour l’éternité, immortellement assassiné. Les bras étendus au sol, dans le drap froissé comme à la surface de l’eau, elle s’anime et ondoie. Elle replie ses jambes et frotte ses cuisses l’une contre l’autre. Ses yeux restent entrouverts. Sa bouche se dessèche et elle rêve, tandis que ses mains rejoignent son bassin. Un désir douloureux de le tenir là, lui tout entier en son seing, emprisonné par ses hanches, lui envoie un filet humide dans le sexe.
Elle fait glisser un coin du drap entre ses jambes, et le tient là, serré, pour épancher les eaux répandues par elle, qui l’ont noyé, lui, l’époux, dans l’écran de télévision, jusqu’au plafond.
Plus tard, elle s’endort.

Le lendemain, tôt le matin, elle se réveille et n’a pas oublié. Elle est triste. Elle regrette. Elle ne craint pas pour sa liberté, mais pour son âme. Elle a commis une abomination, et au jour dernier, elle sera jugée. Punie. Son âme damnée. Elle serre ses mains l’une contre l’autre et s’aperçoit qu’elles sont moites. Dans le miroir de la salle de bain, son visage s’est empourpré, et ses pupilles dilatées ; le désir qui lui reprend le corps lui est étranger. Elle désespère. Je suis perdue, dit-elle, et cette fois-ci elle n’en peut plus et décide de descendre au bar, de se payer un verre et de céder aux avances indélicates du jeune Bengali, s’il se trouve encore là.
La lumière dans le hall lui brûle le visage. Elle se dit, traversant le vaste espace, il m’aura fait tant de mal, à m’aimer ainsi comme jamais puis à disparaître, à me laisser croire qu’il était mort, à me laisser mourir après lui, cette douleur insupportable au point de préférer la mort, au point enfin de préférer la sienne, le jour de son retour, le jour où la douleur a cessé, mais il a bien fallu qu’il paie.

L'hôtel du bout du monde - introduction

La pourriture du monde avait produit un lieu situé en son centre, au croisement de toutes les voix de sa cacophonie ; un refuge pour les âmes solitaires et les échoués en tous genres ; un hôtel à la verticale des autoroutes ; une cage infernale habitée par des fous.

...

07/09/2007

Anna - Lilith

Ses parents l’avaient appelée Anna et des milliers d’amants l’avaient bousculée jusqu’à la piétiner jusqu’à l’enfoncer sous terre jusqu’à la perdre aux regards des autres et aux douleurs solitaires et elle s’était réfugiée dans l’absence, la vacance de son âme qui l’avait entrainée là, au commencement. L’enfance déjà consumée avait quitté son corps, elle avait menti sur son âge – mais s’agissait-il vraiment d’un mensonge ? – il lui avait fallu aussi se choisir un pseudonyme et du souvenir des dimanches à l’église et des prêches du Père Francis elle avait tiré un nom, moins comme une provocation qu’une invocation, Lilith, antérieure à Eve, la révoltée, la répudiée, bonjour, je m’appelle Lilith, j’ai 19 ans et c’est mon premier gang bang. Sourire forcé, bagues métalliques sur les dents, et des images multiples, frénétiques, le soir lorsqu’elle se couche, rompue, et qu’elle essaie de fermer les yeux. Il a fallu quitter le pays par le train et zoner des jours entiers le long de la plage, le soir dans les boites à attendre on ne sait qui, on ne sait quoi, le tournant de la chance, ou l’inclinaison du terrain qui irait précipiter nos pas vers le bas, parce que la vie, la vie, c’est insupportable ce qu’on ne la sent pas nous prendre. Les bonnes rencontres alors, les hommes en meute au volant des décapotables racées du bord de mer, montre-bracelet lourde au poignet, ceux qui sont gommés et épilés et ont installé dans des studios réfrigérés des serveurs informatiques, ceux-là se sont retournés sur elle et ont mesuré son aplomb, la cambrure de ses reins et d’un œil professionnel se la sont représentée les genoux derrière les oreilles ou la bouche ouverte devant l’objectif, et n’ont pas tardé à lui donner sa chance ; elle s’en tire si bien qu’ils recommencent cinq fois, chacun à leur tour puis tous ensemble. Voilà se dit-elle alors, ses larmes noyées par l’eau de la douche qui coule sur son corps depuis plus d’une heure, je viens de faire le plus dur, et je n’ai rien senti, se répète-t-elle jusqu’à en être convaincue, réfugiée au creux d’une minuscule cavité, je n’ai rien senti. On la rappelle. Elle veut bien continuer, oui, et tourne plus de cent scènes en quelques semaines et n’a plus peur de rien ni de tout faire ni qu’on lui crache dessus ni qu’on l’insulte ni qu’on lui gifle les seins puisque c’est du cinéma, c’est sans danger, puisqu’il existe un lieu minuscule dans son âme auquel on a ôté quelque chose, un lieu où lorsqu’elle s’y réfugie son corps est oublié.

Elle est loin la ville de ton enfance à présent. Le ciel est bleu vidéo et la mer lointaine comme un élément de décor. Il fait toujours beau ici et tes nombreux tournages t’ont offert une voiture, un appartement dans le centre où les touristes perpétuels sont moins nombreux et des chaussures, des sous-vêtements, des robes en latex que tu emportes pour travailler, car l’industrie a ôté les décors, les costumes, les scénarios et les techniciens. Parfois tu ne rencontres qu’un seul homme, tu te rends chez lui en empruntant la voie rapide et il habite dans un quartier miteux, tu reconnais le salon où sont tournées ses vidéos et il n’y a personne à part vous, et si l’on ôtait la caméra qu’il tient à bout de bras pendant qu’il te prend, on verrait un vieil homme chargé au Viagra qui se taperait une pute dans son living-room, ayant payé assez cher pour l’enculer sans préservatif.

Bientôt il n’y a plus d’Anna, mais on reconnait Lilith dans la rue, et les hommes d’abord la fixent comme s’ils avaient reconnu une ancienne maîtresse, puis certains se souviennent et fuient son regard, d’autres lorsqu’ils sont en groupe, écarlates, transpirant le mauvais sperme, viennent lui demander un autographe. Pendant une année, la première, elle est seule et subit les transformations de son corps comme s’il s’agissait d’une métamorphose. Elle réalise que des blessures définitives lui sont infligées, mais ne ressent aucune douleur. Les hémorragies consécutives aux pénétrations simultanées sont surveillées par un médecin familiarisé avec le milieu. Une métamorphose. L’idée seule lui fait tenir le coup. D’autres débutantes s’en tirent moins bien qu’elle. Plutôt que de chasser les images de ces filles évanouies, en larmes, suffoquées, elle les garde pour elle comme des exemples d’inadaptation. Aux pires heures de sa solitude, Lilith se signe en silence sur la dépouille d’Anna, laissée derrière elle en pâture à la cruauté des males. Par les étranglements, les contorsions, l’acidité de la semence des hommes, par la dilatation de son sexe jusqu’à le confondre avec ses entrailles, par la consomption des liens unissant son corps à son âme de femme, elle croit opérer la métamorphose d’Anna en Lilith. Si Anna est morte et qu’elle peut encore en parler, quand d’autres ne remettent plus les pieds sur un plateau ou finissent presqu’internées, se suicident ou meurent overdosées, c’est que Lilith a survécu en elle.

Lilith existe sur des centaines de pages internet et son nom est connu, son visage se change en icône cliquable, animée, et sur les tournages, comme protégée par l’oriflamme de sa nouvelle identité elle apparaît agrandie, réfléchissant les milliers de regards anonymes qui la bombardent. Lorsqu’elle rampait sous la carcasse des hommes, elle se tient à présent à califourchon sur leur échine, se cambrant à tout rompre, crachant les pires insultes qu’on ait entendues. Chevelure brune, rousse, visage écharpé par les longues heures de travail, musculature soignée, peau tannée, épilation totale, parfois plus maquillée qu’une star de cinéma, parfois abstraite du moindre apparat, nue, vierge, plus factice encore. Le lieu de sa vacance s’est peuplé et ses frontières ont été repoussées. C’est ici qu’elle lance ses commandements à son corps consacré. Le plaisir qu’elle semble prendre n’est quelque fois pas feint, mais comme la détonation d’une poudre noire déposée par les concupiscences masculines, et la satisfaction de leurs fantasmes empoisonnés. Rien semblable à de l’empathie, mais le frisson que ressentirait une victime complice de son propre meurtre. Ses orgasmes alors ont autant à voir avec la caméra qu’avec le plaisir de ses partenaires qu’avec les regards innombrables de tous les branleurs du monde, qu’avec le deuil d’Anna, la pire pute qu’elle ait connue.

(Dans le triomphe de Lilith flottent les cendres de la crémation d’Anna.)

Rien n’existe alors sinon le chevauchement des corps et le point de leur rupture dans l’extase mais ce n’est rien puisqu’immédiat et il lui arrive de se dire non, ce n’est pas plus satisfaisant pour les hommes qui sont moins rassasiés que parvenus au terme du sens du plaisir, pas plus satisfaisant pour eux mais ils en restent intacts, intacts de la rencontre brutale du sexe et de ses lieux souterrains et pourront y revenir un jour, presque puceaux si le temps a fait qu’ils ont oublié. Car moi, moi je n’oublierai pas, lui murmure Anna la nuit lorsque la coke ou les amphet ou le speed partagés l’empêchent de dormir comme ils lui ont fait passer le goût d’une énième orgie, je n’oublierai pas car chacun de ces hommes a laissé une trace en moi que tu ne sauras jamais voir. Ce sont des traces dans ton âme, qui t’accusent, comme moi, et si ces nuits sont rares elles abrutissent Lilith pendant des jours, et lui font craindre une hantise plus envahissante.

L’œil numérique agit sur Lilith comme un faisceau extraterrestre qui voit son corps s’étendre encore et se transformer sans une seule opération chirurgicale, elle gagne quelques centimètres et ses pupilles changent de couleur, ses côtes se creusent et de nouvelles vertèbres semblent lui pousser dans le dos, lorsqu’elle pose son regard sur un homme on devine qu’un caractère terrible a pris les commandes de ce nouvel arsenal.

Lilith choisit à présent ses partenaires et refuse les scènes trop éprouvantes, celles qu’elle supportait si mal à ses débuts, qui ne lui font plus rien aujourd’hui mais il y a Anna, en elle comme un spectre, qui réclame son dû et c’est tout ce qu’elle peut faire pour elle. Ses cachets battent les records du milieu. Au cours des soirées privées qu’un an plus tôt elle passait soumise aux humeurs des chiens, elle impose à présent ses préférences et mouche parfois en public les plus enragés. Elle refuse d’être prise sans caméra pour la filmer. Son propre site internet voit le jour, et se met à lui rapporter un peu plus d’argent. Enfin, suivant le parcours balisé de toutes les victimes avant elle, Lilith rencontre un producteur qui lui fait signer un contrat d’exclusivité et lui promet les meilleures conditions de tournage. Tout sera propre et tu choisiras tes partenaires et tu ne feras plus ce gonzo dégueulasse ma chérie, non, tu mérites bien mieux, tu mérites la crème de la crème, regarde comme tu es belle, je te ferais travailler avec les meilleurs et nous ferons de l’art toi et moi, mais d’abord il faut que tu me tailles une petite pipe, hein, et que tu fasses un test HIV, d’accord ?

Elle est d’accord mais n’a jamais mis de capotes depuis ses débuts et n’y a jamais vraiment pensé, combien de blessures internes et de sexes troubles et de spermes différents a-t-elle bien pu recevoir jusqu’à présent ? Sans plus d’inquiétudes que cela elle entend la nouvelle que son test HIV est positif et qu’elle a le SIDA et sa seule pensée est que sa carrière est fichue et que Mark pourrait bien l’aider à camoufler cela et le soir même elle lui a échangé sa feuille contre un faux, qui subitement vient de la guérir, le plus changé en moins, la vie gangrenée camouflée sous le maquillage. Les contrats du producteur sont à la hauteur de ses promesses ; Mark garde son secret en échange d’une somme d’argent mensuelle que lui-même évalue ; les jours de Lilith sont plus fastes, et l’on ne pourrait rien deviner ; ses nuits sont plus tourmentées que jamais. Anna, depuis l’autre monde, lui énonce ses péchés éternels.


14/04/2007

Entrée

Ici, on trouvera tout ce qui n'est pas achevé, ce qui tombe de mes poches, de mes épaules, de ma bouche lorsque je bave lorsque je dors, de mes cheveux lorsque je suis resté trop longtemps à rien foutre, pour collecter les idées perdues, les mauvais mots, les associations périlleuses, les projets manqués.