Ses parents l’avaient appelée Anna et des milliers d’amants l’avaient bousculée jusqu’à la piétiner jusqu’à l’enfoncer sous terre jusqu’à la perdre aux regards des autres et aux douleurs solitaires et elle s’était réfugiée dans l’absence, la vacance de son âme qui l’avait entrainée là, au commencement. L’enfance déjà consumée avait quitté son corps, elle avait menti sur son âge – mais s’agissait-il vraiment d’un mensonge ? – il lui avait fallu aussi se choisir un pseudonyme et du souvenir des dimanches à l’église et des prêches du Père Francis elle avait tiré un nom, moins comme une provocation qu’une invocation, Lilith, antérieure à Eve, la révoltée, la répudiée, bonjour, je m’appelle Lilith, j’ai 19 ans et c’est mon premier gang bang. Sourire forcé, bagues métalliques sur les dents, et des images multiples, frénétiques, le soir lorsqu’elle se couche, rompue, et qu’elle essaie de fermer les yeux. Il a fallu quitter le pays par le train et zoner des jours entiers le long de la plage, le soir dans les boites à attendre on ne sait qui, on ne sait quoi, le tournant de la chance, ou l’inclinaison du terrain qui irait précipiter nos pas vers le bas, parce que la vie, la vie, c’est insupportable ce qu’on ne la sent pas nous prendre. Les bonnes rencontres alors, les hommes en meute au volant des décapotables racées du bord de mer, montre-bracelet lourde au poignet, ceux qui sont gommés et épilés et ont installé dans des studios réfrigérés des serveurs informatiques, ceux-là se sont retournés sur elle et ont mesuré son aplomb, la cambrure de ses reins et d’un œil professionnel se la sont représentée les genoux derrière les oreilles ou la bouche ouverte devant l’objectif, et n’ont pas tardé à lui donner sa chance ; elle s’en tire si bien qu’ils recommencent cinq fois, chacun à leur tour puis tous ensemble. Voilà se dit-elle alors, ses larmes noyées par l’eau de la douche qui coule sur son corps depuis plus d’une heure, je viens de faire le plus dur, et je n’ai rien senti, se répète-t-elle jusqu’à en être convaincue, réfugiée au creux d’une minuscule cavité, je n’ai rien senti. On la rappelle. Elle veut bien continuer, oui, et tourne plus de cent scènes en quelques semaines et n’a plus peur de rien ni de tout faire ni qu’on lui crache dessus ni qu’on l’insulte ni qu’on lui gifle les seins puisque c’est du cinéma, c’est sans danger, puisqu’il existe un lieu minuscule dans son âme auquel on a ôté quelque chose, un lieu où lorsqu’elle s’y réfugie son corps est oublié.
Elle est loin la ville de ton enfance à présent. Le ciel est bleu vidéo et la mer lointaine comme un élément de décor. Il fait toujours beau ici et tes nombreux tournages t’ont offert une voiture, un appartement dans le centre où les touristes perpétuels sont moins nombreux et des chaussures, des sous-vêtements, des robes en latex que tu emportes pour travailler, car l’industrie a ôté les décors, les costumes, les scénarios et les techniciens. Parfois tu ne rencontres qu’un seul homme, tu te rends chez lui en empruntant la voie rapide et il habite dans un quartier miteux, tu reconnais le salon où sont tournées ses vidéos et il n’y a personne à part vous, et si l’on ôtait la caméra qu’il tient à bout de bras pendant qu’il te prend, on verrait un vieil homme chargé au Viagra qui se taperait une pute dans son living-room, ayant payé assez cher pour l’enculer sans préservatif.
Bientôt il n’y a plus d’Anna, mais on reconnait Lilith dans la rue, et les hommes d’abord la fixent comme s’ils avaient reconnu une ancienne maîtresse, puis certains se souviennent et fuient son regard, d’autres lorsqu’ils sont en groupe, écarlates, transpirant le mauvais sperme, viennent lui demander un autographe. Pendant une année, la première, elle est seule et subit les transformations de son corps comme s’il s’agissait d’une métamorphose. Elle réalise que des blessures définitives lui sont infligées, mais ne ressent aucune douleur. Les hémorragies consécutives aux pénétrations simultanées sont surveillées par un médecin familiarisé avec le milieu. Une métamorphose. L’idée seule lui fait tenir le coup. D’autres débutantes s’en tirent moins bien qu’elle. Plutôt que de chasser les images de ces filles évanouies, en larmes, suffoquées, elle les garde pour elle comme des exemples d’inadaptation. Aux pires heures de sa solitude, Lilith se signe en silence sur la dépouille d’Anna, laissée derrière elle en pâture à la cruauté des males. Par les étranglements, les contorsions, l’acidité de la semence des hommes, par la dilatation de son sexe jusqu’à le confondre avec ses entrailles, par la consomption des liens unissant son corps à son âme de femme, elle croit opérer la métamorphose d’Anna en Lilith. Si Anna est morte et qu’elle peut encore en parler, quand d’autres ne remettent plus les pieds sur un plateau ou finissent presqu’internées, se suicident ou meurent overdosées, c’est que Lilith a survécu en elle.
Lilith existe sur des centaines de pages internet et son nom est connu, son visage se change en icône cliquable, animée, et sur les tournages, comme protégée par l’oriflamme de sa nouvelle identité elle apparaît agrandie, réfléchissant les milliers de regards anonymes qui la bombardent. Lorsqu’elle rampait sous la carcasse des hommes, elle se tient à présent à califourchon sur leur échine, se cambrant à tout rompre, crachant les pires insultes qu’on ait entendues. Chevelure brune, rousse, visage écharpé par les longues heures de travail, musculature soignée, peau tannée, épilation totale, parfois plus maquillée qu’une star de cinéma, parfois abstraite du moindre apparat, nue, vierge, plus factice encore. Le lieu de sa vacance s’est peuplé et ses frontières ont été repoussées. C’est ici qu’elle lance ses commandements à son corps consacré. Le plaisir qu’elle semble prendre n’est quelque fois pas feint, mais comme la détonation d’une poudre noire déposée par les concupiscences masculines, et la satisfaction de leurs fantasmes empoisonnés. Rien semblable à de l’empathie, mais le frisson que ressentirait une victime complice de son propre meurtre. Ses orgasmes alors ont autant à voir avec la caméra qu’avec le plaisir de ses partenaires qu’avec les regards innombrables de tous les branleurs du monde, qu’avec le deuil d’Anna, la pire pute qu’elle ait connue.
(Dans le triomphe de Lilith flottent les cendres de la crémation d’Anna.)
Rien n’existe alors sinon le chevauchement des corps et le point de leur rupture dans l’extase mais ce n’est rien puisqu’immédiat et il lui arrive de se dire non, ce n’est pas plus satisfaisant pour les hommes qui sont moins rassasiés que parvenus au terme du sens du plaisir, pas plus satisfaisant pour eux mais ils en restent intacts, intacts de la rencontre brutale du sexe et de ses lieux souterrains et pourront y revenir un jour, presque puceaux si le temps a fait qu’ils ont oublié. Car moi, moi je n’oublierai pas, lui murmure Anna la nuit lorsque la coke ou les amphet ou le speed partagés l’empêchent de dormir comme ils lui ont fait passer le goût d’une énième orgie, je n’oublierai pas car chacun de ces hommes a laissé une trace en moi que tu ne sauras jamais voir. Ce sont des traces dans ton âme, qui t’accusent, comme moi, et si ces nuits sont rares elles abrutissent Lilith pendant des jours, et lui font craindre une hantise plus envahissante.
L’œil numérique agit sur Lilith comme un faisceau extraterrestre qui voit son corps s’étendre encore et se transformer sans une seule opération chirurgicale, elle gagne quelques centimètres et ses pupilles changent de couleur, ses côtes se creusent et de nouvelles vertèbres semblent lui pousser dans le dos, lorsqu’elle pose son regard sur un homme on devine qu’un caractère terrible a pris les commandes de ce nouvel arsenal.
Lilith choisit à présent ses partenaires et refuse les scènes trop éprouvantes, celles qu’elle supportait si mal à ses débuts, qui ne lui font plus rien aujourd’hui mais il y a Anna, en elle comme un spectre, qui réclame son dû et c’est tout ce qu’elle peut faire pour elle. Ses cachets battent les records du milieu. Au cours des soirées privées qu’un an plus tôt elle passait soumise aux humeurs des chiens, elle impose à présent ses préférences et mouche parfois en public les plus enragés. Elle refuse d’être prise sans caméra pour la filmer. Son propre site internet voit le jour, et se met à lui rapporter un peu plus d’argent. Enfin, suivant le parcours balisé de toutes les victimes avant elle, Lilith rencontre un producteur qui lui fait signer un contrat d’exclusivité et lui promet les meilleures conditions de tournage. Tout sera propre et tu choisiras tes partenaires et tu ne feras plus ce gonzo dégueulasse ma chérie, non, tu mérites bien mieux, tu mérites la crème de la crème, regarde comme tu es belle, je te ferais travailler avec les meilleurs et nous ferons de l’art toi et moi, mais d’abord il faut que tu me tailles une petite pipe, hein, et que tu fasses un test HIV, d’accord ?
Elle est d’accord mais n’a jamais mis de capotes depuis ses débuts et n’y a jamais vraiment pensé, combien de blessures internes et de sexes troubles et de spermes différents a-t-elle bien pu recevoir jusqu’à présent ? Sans plus d’inquiétudes que cela elle entend la nouvelle que son test HIV est positif et qu’elle a le SIDA et sa seule pensée est que sa carrière est fichue et que Mark pourrait bien l’aider à camoufler cela et le soir même elle lui a échangé sa feuille contre un faux, qui subitement vient de la guérir, le plus changé en moins, la vie gangrenée camouflée sous le maquillage. Les contrats du producteur sont à la hauteur de ses promesses ; Mark garde son secret en échange d’une somme d’argent mensuelle que lui-même évalue ; les jours de Lilith sont plus fastes, et l’on ne pourrait rien deviner ; ses nuits sont plus tourmentées que jamais. Anna, depuis l’autre monde, lui énonce ses péchés éternels.
1 commentaire:
Ce livre, c'est le reste effrayant de Babel ;
C'est la lugubre Tour des Choses, l'édifice
Du bien, du mal, des pleurs, du deuil, du sacrifice,
Fier jadis, dominant les lointains horizons,
Aujourd'hui n'ayant plus que de hideux tronçons,
Épars, couchés, perdus dans l'obscure vallée ;
C'est l'épopée humaine, âpre, immense, — écroulée.
La Légende des siècles
Victor H.
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