16/09/2007

L'hôtel du bout du monde - chambre 512

Une femme se tient seule assise devant un écran de télévision, qui diffuse les images différées de son époux disparu, elle est presque nue dans la lumière bleue, assise sur la moquette de sa chambre d’hôtel, seulement habillée de la lingerie noire qu’elle a porté toute la journée, les bas noirs lui dessinant comme les eaux noires par lesquelles elle est passée pour venir jusqu’ici. Cette femme ne pleure pas mais tremble de froid. L’homme qu’elle voit sur l’écran est si petit qu’il ne lui ressemble plus. Elle a oublié sa taille, ses bras qui l’enveloppaient, ses mots qui l’emportaient tout entière. Elle a oublié son amour, au profit de la silhouette floue, fragile, perdue dans le scintillement sourd de l’écran de télévision. C’est pourtant lui. Les gestes hésitants, ses allers et retours dans la pièce close, perplexe sous l’œil noir, invisible, de la caméra, elle le reconnaît à peine mais c’est suffisamment lui, elle se souvient, lorsqu’il peinait à la satisfaire, lorsqu’il refusait de lui donner des coups, prostré devant sa demande, lorsqu’il piétinait, là, incapable de comprendre, c’est assez de lui, oui, regarde-le qui se demande qui l’a convoqué, ce qu’il fout là, oui, je le reconnais assez, se dit-elle, c’est bien lui.

Lui qui était vivant, tout ce temps. Le vilain homme.

Elle serre la télécommande dans ses mains, et actionne l’avance rapide. Les images défilent, magiques. Une porte s’ouvre, un homme entre, tend une arme, son mari tombe, un bras raide, l’autre en travers du corps. Lorsqu’elle appuie sur lecture, il est déjà mort.
Elle suit très précisément les efforts de l’homme cagoulé pour débarrasser la pièce du corps inerte. Elle respire vite, sans un bruit. Elle tremble comme dans le sommeil des proies. Sans détourner les yeux, elle tend un bras vers le lit et tire le drap à elle, s’en recouvre les épaules. Soudain, plus rien. La télécommande, inutile dans sa main, s’alourdit. Un champ d’interférences bombarde l’écran et envoie dans toute la chambre des vagues inquiétantes.
L’hypnose endort son corps. Elle étend ses jambes et s’allonge, pose sa tête sur le drap blanc. Au plafond, la mer crépuscule s’est levée. Son époux y nage et s’y noie pour l’éternité, immortellement assassiné. Les bras étendus au sol, dans le drap froissé comme à la surface de l’eau, elle s’anime et ondoie. Elle replie ses jambes et frotte ses cuisses l’une contre l’autre. Ses yeux restent entrouverts. Sa bouche se dessèche et elle rêve, tandis que ses mains rejoignent son bassin. Un désir douloureux de le tenir là, lui tout entier en son seing, emprisonné par ses hanches, lui envoie un filet humide dans le sexe.
Elle fait glisser un coin du drap entre ses jambes, et le tient là, serré, pour épancher les eaux répandues par elle, qui l’ont noyé, lui, l’époux, dans l’écran de télévision, jusqu’au plafond.
Plus tard, elle s’endort.

Le lendemain, tôt le matin, elle se réveille et n’a pas oublié. Elle est triste. Elle regrette. Elle ne craint pas pour sa liberté, mais pour son âme. Elle a commis une abomination, et au jour dernier, elle sera jugée. Punie. Son âme damnée. Elle serre ses mains l’une contre l’autre et s’aperçoit qu’elles sont moites. Dans le miroir de la salle de bain, son visage s’est empourpré, et ses pupilles dilatées ; le désir qui lui reprend le corps lui est étranger. Elle désespère. Je suis perdue, dit-elle, et cette fois-ci elle n’en peut plus et décide de descendre au bar, de se payer un verre et de céder aux avances indélicates du jeune Bengali, s’il se trouve encore là.
La lumière dans le hall lui brûle le visage. Elle se dit, traversant le vaste espace, il m’aura fait tant de mal, à m’aimer ainsi comme jamais puis à disparaître, à me laisser croire qu’il était mort, à me laisser mourir après lui, cette douleur insupportable au point de préférer la mort, au point enfin de préférer la sienne, le jour de son retour, le jour où la douleur a cessé, mais il a bien fallu qu’il paie.

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