13/07/2010

La dépouille

La ville grouillait à n’en plus finir. Frémissante, sa surface aqueuse des profondeurs à l’agonie, elle charriait chaque jour toujours plus de fous, de malades, d’illuminés au regard aveugle. Une maladie, une infection, les gueules des chiens l’avaient abattue et elle gisait, vautrée sur son flanc, le poitrail ouvert, empoisonnant l’atmosphère des hommes de son épaisse odeur de proie. On s’y débattait. On s’en extirpait sans pouvoir ramper très loin. On aurait parié qu’on y mourrait bientôt, que l’odeur nous rendrait fou, qu’un autre viendrait se nourrir de nous et cela ne tardait pas. L’existence issue de cette dépouille malade, riche, enivrante, enfiévrée, menaçait les plus atteints d’un grand embrasement et d’une disparition soudaine. Ces braisillons, rapidement consumés, aussitôt oubliés, illuminaient les yeux grands ouverts des immobiles, et ceux-là se disaient encore : elle inspire son dernier souffle, elle expirera bientôt, sa carcasse se changera en limon et ici pousseront les bois noirs qui allumeront nos feux. Mais elle n’expirait jamais et grouillait encore d’une vie multiple, brûlante, polluée, animée de l’agitation insensée de millions de parasites, éternelle.

10/05/2010

La nuit qui n'en finissait pas

La nuit n’en finissait pas. Elle durait depuis des jours. Il n’y avait qu’une nuit mais elle ne finissait jamais et le jour ne se levait pas. Le jour ne se levait plus mais rien ne prenait fin, c’était la nuit qui refusait de se retirer. Alors nous y vivions, tous ensemble, éveillés ou endormis mais ceux qui dormaient ne savaient rien. Ils dormaient depuis tout le temps que la nuit durait et dormiraient encore, peut-être dormiraient toujours, puisque nous ne savions pas si la nuit finirait un jour. Alors j’imagine qu’il aurait fallu décider que tous ceux qui dormaient étaient morts, c’est bien comme cela, mais qui aurait pu le faire sans savoir si la nuit allait céder au jour, un jour. Les autres, tous les autres, c’étaient nous, les gens debout, ceux qui veillaient déjà lorsque le jour s’était retiré, ceux qui veillent encore maintenant que la nuit n’en finit plus. Peut-être y vivrions-nous pour toujours car aucun de nous n’avait sommeil et plus personne ne craignait que le jour ne vienne et nous prenne sans que nous ayons dormi, la crainte du lendemain avait disparu, j’imagine que cela signifie que nous avions décidé que le jour ne se lèverait plus et que la nuit durerait pour toujours. Pourtant nous n’en savions rien et certains d’entre nous tremblaient que la nuit noire ne s’éclaircisse et qu’on les chasse des lieux réconfortants où ils s’étaient réunis, des conversations étourdissantes auxquelles ils participaient, c’était un peu comme la crainte de voir tout le monde partir alors que l’on vient d’arriver. Beaucoup ne songeaient à rien d’autres que de pousser encore plus loin. Ceux-là s’étaient aperçus que la nuit n’en finissait plus et que plusieurs jours peut-être s’étaient écoulés. Ils poussaient encore plus loin. Ils sortaient de la ville, quittaient les bars, les appartements, les caves, ayant déjà trop bu et mangé et croisé de semblables. Hors de la ville encore, aussi, la nuit durait. Ceux-là poussaient encore plus loin. Peut-être ont-ils atteint, seuls, les limites géographiques de la nuit. Ce sont des choses auxquelles je pense. Je me demande si la nuit, prolongée, a enjambé le jour d’après pour rejoindre la nuit du lendemain, ainsi sur plusieurs jours, plusieurs nuits. Alors toutes les nuits se seraient unies en une seule, et je pense à des sœurs, car les nuits ensemble sont des sœurs, je voudrais dire pourquoi cela me vient ainsi mais je ne le peux pas. Ce sont seulement des choses auxquelles je pense. D’autres que moi y pensent aussi et nous en parlons, ainsi il nous est devenu simple de nous parler et de nous rencontrer. La nuit qui n’en finissait pas, c’était d’abord quelque chose de délicat, tout le monde ne le voyait pas, certains rentraient se coucher, d’autres se rendaient ailleurs, il a fallu que cela devînt vraiment long pour que l’on s’interroge et aussitôt nous nous sommes demandés, amusés, nous projetant dans un ailleurs fantastique, si cela était devenu permanent. Alors nous nous en sommes parlé. Ceux qui en avaient peur se sont rassurés au contact des cœurs réchauffés par l’idée d’une nuit qui n’en finirait pas. Le temps a passé mais les aiguilles sur nos montres que désignaient-elles sinon des heures et des minutes aveugles, ni blanches ni noires ? Alors peut-être cela était-il devenu permanent. Je crois moi que la nuit s’est étendue au-dessus de tous les autres jours, au-dessus de toutes les nuits les unissant en une seule. D’autres que moi prétendent qu’au premier éclaircissement du ciel, la nuit permanente sera redevenue fugitive et qu’aux premiers rayons du ciel la nuit qui n’en finissait pas sera oubliée. Il m’arrive de les croire, et je leur parle alors des limites géographiques de cette nuit qui n’en finit pas, en poussant plus loin leur dis-je il serait possible de retrouver le jour. Ceux que la nuit a presque rendus fous en ne se retirant pas décident de quitter la ville pour atteindre les limites géographiques de la nuit, que j’ai inventées. Les autres me demandent encore de leur parler de la nuit qui s’est étendue au-dessus des autres jours et des nuits qui sont sœurs. Ce qui me gêne c’est que ce n’est rien mais seulement des choses dont on parle, de quoi parlerait-on sinon ? Les mots avec le temps se sont épuisés et c’est curieux mais il me semble que nous les entendons mieux. Nous nous parlons beaucoup. Beaucoup se sont embrassés. Mais la nuit est noire et il n’y a pas de lune.