Nous avions eu notre lot d’histoires, Bruno, Clément et moi. Chacun avait tiré son temps de solitude et d’erreurs volontaires. Chacun en avait retenu des leçons différentes. De la grande ressemblance qui unissait nos jeunes âmes, des différences fondamentales sont apparues. A vingt ans, nous ne nous entendions plus. Nos corps s’étaient changés en ce que nous devenions. Face au danger, à l’humiliation, aux mauvaises intentions, nous n’aurions pas réagi ensemble de la même façon. L’un se serait peut-être tu, en attendant qu’un autre lève le poing, ou ne l’abatte. Le dernier, pétrifié, aurait passé sa journée du lendemain à se traiter de lâche. Nous votions encore pareil, mais seul Bruno avait gardé sa vindicte. Clément, dans quelques années, aurait peut-être reconsidéré ses engagements intellectuels. Quant à moi, je m’étais laissé gagné par la langueur, on disait alors l’apathie, je n’aurais rien pu trouver de plus confortable.
Et puis, au terme de ces vingt années d’amitié confuse, chacun d’entre nous s’était retrouvé en un lieu différent de son existence mais identique en ce qu’il ne s’y produisait plus rien et, nous rappelant, nous donnant rendez-vous au bar du dernier quartier de Paris encore habitable, nous nous étions retrouvés, et il n’avait pas fallu longtemps pour que le souvenir de la ressemblance nous rattache.
De la liberté folle que son bourreau
– c'est moi –
lui avait accordée,
mademoiselle s’est inventé
la roue,
la route, la ruée, les blés
17/11/2008
15/11/2008
Eux - chez Saïd
Nous ne nous voyions pas que là-bas, chez Saïd, mais ce sont les souvenirs les plus nombreux que j’ai de nous, lorsque nous ne sommes pas encore partis, lorsque nous hésitons. L’hésitation. A vouloir. A exiger. A refuser. Notre volonté était grande, bien qu’indifférente, mais nous voulions arriver ; avant cela – nous le savions – il nous faudrait partir. La vie nous avait promis depuis toujours une existence magnifique. Hors de chez Saïd, il y avait chez les uns, chez les autres, ailleurs chez les inconnus qui tenaient de grandes soirées, dans la rue ou parfois nulle part, loin d’ici, pour quelques jours, et si je dis nous c’est sans me leurrer sur notre ressemblance, c’est sans croire qu’ensemble ne signifie guère plus que moi seul, c’est dans la certitude que nous nous entourions et que rien de grave n’aurait pu nous arriver. L’illusion en était si forte qu’elle nous était devenue réelle. Maintenant que je nous revois je réalise comme nous étions fragiles ; un rien nous aurait foutu en l’air. Je pense alors à Jacobi, et je ne me leurre pas. Chez Saïd, lorsque les uns et les autres se sont installés dans le quartier, lorsque Bruno, Clément et moi nous sommes retrouvés, lorsque Lise est apparue et que nous avons répondu aux appels de Manon, c’est le bar où nous nous sommes retrouvés. Paris nous y paraissait réduit, repoussé au dehors. Ici, pas un seul ne nous aurait malmenés, et les plus longues discussions avaient cours sans être interrompue. Il faisait chaud jusque tard. On y connaissait tout le monde, les poivrots comme les fantômes, même si, comme les autres, nous ne faisions qu’y passer. Nous étions chez nous tout autant qu’un livre lu la veille, écrit cent ans plus tôt, peut être le notre. Je pense que nous nous connaissions aussi de cette façon-là. Saurai-je dire aujourd’hui qui d’entre eux a deviné qui j’étais ? Qui, aujourd’hui, se souvient de Jacobi ? Ce que j’ai laissé, chez Lise Orfa, qui se serait déposé là où rien, il me semble, ne pourra plus se déposer ? Si nous nous sommes seulement rencontrés, elle, moi, nous tous, et eux ?
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