15/11/2008

Eux - chez Saïd

Nous ne nous voyions pas que là-bas, chez Saïd, mais ce sont les souvenirs les plus nombreux que j’ai de nous, lorsque nous ne sommes pas encore partis, lorsque nous hésitons. L’hésitation. A vouloir. A exiger. A refuser. Notre volonté était grande, bien qu’indifférente, mais nous voulions arriver ; avant cela – nous le savions – il nous faudrait partir. La vie nous avait promis depuis toujours une existence magnifique. Hors de chez Saïd, il y avait chez les uns, chez les autres, ailleurs chez les inconnus qui tenaient de grandes soirées, dans la rue ou parfois nulle part, loin d’ici, pour quelques jours, et si je dis nous c’est sans me leurrer sur notre ressemblance, c’est sans croire qu’ensemble ne signifie guère plus que moi seul, c’est dans la certitude que nous nous entourions et que rien de grave n’aurait pu nous arriver. L’illusion en était si forte qu’elle nous était devenue réelle. Maintenant que je nous revois je réalise comme nous étions fragiles ; un rien nous aurait foutu en l’air. Je pense alors à Jacobi, et je ne me leurre pas. Chez Saïd, lorsque les uns et les autres se sont installés dans le quartier, lorsque Bruno, Clément et moi nous sommes retrouvés, lorsque Lise est apparue et que nous avons répondu aux appels de Manon, c’est le bar où nous nous sommes retrouvés. Paris nous y paraissait réduit, repoussé au dehors. Ici, pas un seul ne nous aurait malmenés, et les plus longues discussions avaient cours sans être interrompue. Il faisait chaud jusque tard. On y connaissait tout le monde, les poivrots comme les fantômes, même si, comme les autres, nous ne faisions qu’y passer. Nous étions chez nous tout autant qu’un livre lu la veille, écrit cent ans plus tôt, peut être le notre. Je pense que nous nous connaissions aussi de cette façon-là. Saurai-je dire aujourd’hui qui d’entre eux a deviné qui j’étais ? Qui, aujourd’hui, se souvient de Jacobi ? Ce que j’ai laissé, chez Lise Orfa, qui se serait déposé là où rien, il me semble, ne pourra plus se déposer ? Si nous nous sommes seulement rencontrés, elle, moi, nous tous, et eux ?

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