25/03/2008

L'hôtel du bout du monde - Les procéduriers


Certains pensionnaires n’ont pas l’heur de croire que l’hôtel se trouve en un quelconque lieu oublié du Seigneur, si proche du centre du monde qu’il en serait devenu invisible à ses propres yeux, comme on peut l’entendre dans les salons d’opium de la bouche des emportés, ou au bar quelle que soit l’ivresse de ses ivrognes, simplement parce qu’ils sont venus là précédés d’une réservation qu’un secrétaire, qu’une épouse, qu’eux-mêmes auraient faite par téléphone, parce qu’ils y sont pour affaire, rendez-vous galant secret, affaire urgente, et qu’ils savent quand ils en repartiront. Ce sont les affairés, les esprits précis, les huissiers, les adultères, les arpenteurs du domaine, les contractants et les collecteurs, une vie à leur côté susceptible de sauver les âmes perdues parmi les âmes perdues. (Il suffirait de partager leur table, pendant longtemps, et de se laisser prendre à leur douce imbécillité, par imprégnation lente, en oubliant de se débattre. Disons pendant dix ans. On relâcherait alors l’effort fait sur eux pour qu’ils oublient de partir, sur les horloges du salon pour qu’elles ne marquent pas les minutes si rapidement, au terme de ces dix ans, et enveloppé de toute cette précision de raisonnement, de toute cette idiotie, on en serait redevenu vierge, et sous leur patronage l’on retournerait dans le monde, en sursis.) Ce sont ceux qui cherchent à acheter, à vendre, à réévaluer les parcelles sur lesquelles l’hôtel fût construit, il y a des siècles, peut-être, mais dont les titres de propriété courent toujours, sans que l’on sache bien, ni même eux, au bout de tant d’héritages et de signatures, de legs et de déshérences, à qui ces lots s’étendant si loin, à qui ce monument noir invisible à l’horizon, appartiennent assurément. En commandement public, privé, officiel ou occulte, ceux-là ont épluché les registres, les cadastres, les actes de naissance, sans que jamais leur science administrative n’en trouve la faille – au terme de longues années infructueuses leur composition inébranlable ébranlée, leurs chefs de service impatientés –, certains même effacés de la surface de la Terre, introuvables, disparus comme évaporés.
Un homme demeure ici depuis un an déjà, un homme silencieux, observant, doté d’une patience infinie. Pour qui travaille-t-il ? Sa mise soignée, ses costumes impeccables, et son éducation stricte, bien qu’un peu rêche, laissent deviner son origine aisée, un cursus tracé droit, un fonctionnaire d’état ou un homme du privé, discipliné. Pourtant, il vit sans sacoche, sans serviette, sans dossier, et les boutons de sa veste sont toujours détachés. Il reste des heures, au restaurant hors des heures de service, à sa table de petit-déjeuner jusqu’à l’heure du déjeuner puis se lève, l’après-midi sur un transat tourné vers la façade les yeux dressés vers les toits, déambule à tout moment du jour dans les couloirs de tous les étages entre les chambres, le long de la mezzanine couronnant le puit de lumière ouvert sur la piscine, et là aussi, au sous-sol, assis sur le rebord, les pieds dans l’eau claire, ne s’adressant à personne, ni dans le calme ni dans l’agitation, mais en arrêt, jusqu’à donner l’impression qu’il pourrait attendre ici une éternité, sans que l’on sache jamais quoi.
Lorsqu’il les croise, Diane, ou Aurore, selon l’heure à laquelle nous sommes, voilà aussi qu’il lance dans leur direction des œillades de biais, à leur approche effectue de subtils mouvements des mains, à leur contact prononce des murmures aimables, puis se retire soudain. Entre elles, quand l’une remplace l’autre, à l’aube ou au crépuscule, toujours dans cette heure indéfinie, fugace, il leur arrive de parler de lui, pour le moment en ces termes hésitants : « mais que peut-il bien nous vouloir ? »
La nuit, Diane en service passe le temps, depuis tôt, à retracer dans l’obscurité de ses paupières son visage lisse ; quand simultanément, endormie, Aurore laisse les rêves de lui venir à elle et lui faire ces choses.
Lui rode, encore un peu, puis retourne dans sa chambre, numéro 509, tirant les rideaux sur une nouvelle journée passée au même effort mystérieux.

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