13/10/2008

Eux - Zina - Au bar


Zina s’est assise près de nous et ne nous a pas reconnus. Nous créchions pourtant ici tous les soirs, à n’importe quelle heure, et parlions des voix fortes qui s’entendent de l’autre bout du bar, et une fois, un mois plus tôt peut-être, elle s’était laissée payer un verre et nous avait longuement détaillé les exercices de trapèze, lorsqu’elle était jeune, et comment les ligaments, dès vingt-cinq ans, chez les femmes se calcifiaient, et comment les siens, usés, l’empêchaient à présent de plus jamais monter sur la barre – elle avouerait plus tard, saoule, avoir abandonné dix ans plus tôt. Elle a commandé un verre à Saïd (un nouveau chapeau de paille sur la tête, le visage pâle, emmerdé au comptoir par le même mauvais payeur), s’est allumé une cigarette et en a soufflé la fumée, agacée, ses gestes brefs, comme si quelqu’un dans son dos s’amusait encore et encore à lui cogner l’épaule. Nous lui reconnûmes à nouveau, sans rien nous dire, du même hochement de tête mâle, le charme décharné qui nous avait encouragés alors à l’inviter à boire, mais quelque chose à mes yeux était passé. La peau crayeuse et les marques sous le menton, peut-être. Bruno s’est raclé la gorge puis a accumulé les signes invisibles à ses yeux du malaise que la présence de Zina avait jeté sur nous, et notre conversation. Il a répondu qu’il ne croyait pas que tout fût si simple, que oui – bien sûr – tout était simple mais d’un autre côté, globalement, sur le principe, tout ça pouvait rester compliqué, et donc complètement simple, sans pouvoir se débarrasser du sourire mince, ironique et faux, de celui qui se parle seul devant le miroir. Zina ne nous reconnaissait toujours pas.
Puis Bruno – nous en reparlerons – tout à fait comme si Zina lui avait fait un signe s’est retourné vers elle, le regard en demande et lui a dit un bonsoir, à moitié, auquel elle n’a pas répondu, encore trop agacée par une présence qui l’avait suivie. Un instant s’est éternisé, assez désagréable, et nous avions perdu tout le bénéfice de la conversation qui nous avait animés. Clément n’a plus dit un mot. Bruno m’a jeté un regard qui semblait m’en vouloir, peut-être d’avoir tout vu. Mais au fond du bar, seuls comme nous étions, nous connaissant autant, rien n’aurait pu nous échapper.
- Enfin bon, voilà, dit-il, morne. J’ai peut-être tort de penser comme ça mais quelque part je me dis…
Il s’est interrompu car Zina s’était tournée vers nous.
- Vous avez pas une cigarette ?
Saïd s’est avancé et a posé nos demis sur la table. Clément lui a ouvert son paquet, mais c’est sans nous prêter attention qu’elle a saisi une cigarette car aussitôt elle s’est adressée à Saïd :
- Ce connard m’a cambriolée ! Non mais putain t’y crois à ce mec !
- Quoi, qu’est-ce que tu me racontes ?
- Il est venu chez moi quand j’étais partie et il a défoncé ma porte, il a tout pris ! Je suis dégoutée ! Je suis sûre qu’il me cherchait il veut me casser la gueule !
- Mais non, qu’est-ce que t’en sais, tu sais même pas si c’est lui. Allez, calme-toi, je te paie un verre, il a conclu en s’éloignant.
- Il m’a déjà frappée, hein, tu sais ? L’enculé…
Elle s’est tournée vers nous, Saïd était reparti.
- C’est ton mec ? a demandé Clément.
Elle a pris le briquet rangé dans son paquet de cigarettes et j’ai vu qu’il lui en restait. J’ai pensé que toute la manœuvre avait eu pour but secret de se joindre à nous et je me suis demandé si cette histoire de cambriolage était vraie, mais j’exagérais.
- Ouais enfin non c’est un mec comme ça, putain ! Je peux même pas rentrer chez moi…
Elle s’est amoindrie, rabougrie sur la banquette. Bruno s’est raclé la gorge.
- Tu peux venir chez moi, tu sais j’habite à côté…
- Je suis sûre qu’il me cherche en ce moment, a repris Zina, regardant Bruno le voyant à peine.
Manœuvre, me dis-je.
- Faudrait peut-être… je sais pas, discuter, a conseillé Bruno. Peut-être que…
Elle l’a fixé une seconde, son regard vitreux vaguement voilé, les mèches sèches de ses cheveux emmêlés au-dessus de son front, s’est mise à se frotter les paumes des mains l’une contre l’autre, les chevilles croisées au plus haut sous sa chaise. Dans le cendrier la cigarette allumée lui renvoyait dans la figure une fumée âcre.
- Ah mais on se connaît, non ? vous venez ici, c’est vrai…
- Oui on avait parlé, tu nous avais…
- Toi c’est Bruno, c’est ça, l’interrompit-elle, et toi c’est… Clément et toi…
- Greg, j’ai répondu, convaincu qu’elle n’avait rien fait et que de manœuvre il n’y avait point eu mais en son lieu la fêlure véritable de l’âme d’une fille malade, d’ailleurs ce jour-là on t’avait croisée au parc des Buttes Chaumont, tu faisais de l’acrobatie sur les épaules d’un mec, on t’avait reconnue, je ne sais pas si tu…
- C’était un vendredi, à ajouté Bruno, tandis que Clément se levait pour aller aux chiottes, tu t’étais foulé la cheville.
- Ah, oui ! Voilà, c’est bon.
Elle avait retrouvé le sourire. Nous la reconnûmes, nous aussi.
Un type est passé sur le trottoir, derrière les portes vitrées, et Zina a cessé de respirer et le type s’est tourné dans sa direction. Il l’a vue et a poussé la porte. Un type gris, mal rasé, les cheveux courts, l’air turc, slave, bosniaque mal réveillé, qui aurait grandi dans le 9-3.
- Qu’est-ce tu fous là, il a craché, c’est qui ces mecs ? il a demandé sans nous regarder.
La pauvre est devenue hystérique. Elle s’est levée et a hurlé :
- De quel droit tu as cambriolé chez moi pauvre connard ! T’as vu dans quel état t’as mis mon appartement ? Qui c’est qui va payer ?
- C’est toi, c’est toi qu’as voulu ça, je t’ai dis, je t’ai prévenue, faut pas me pousser à bout, je t’ai prévenue, c’est toi qu’as fait ça, c’est ta faute, tu savais, c’est toi qu’as décidé de me foutre les boules, tu savais… Sale putain va !
L’insulte est venue de loin, d’une cellule mentale un peu vide, trop froide. Le bar s’était arrêté de boire. Saïd derrière le comptoir tendait le cou vers nous. Il a demandé aux jeunes de se calmer.
- C’est qui la putain, hein, c’est qui ! Fouille-merde, pauvre type, va branler ton cul avec tes pédés de copains !
Nous n’avions pas bougé. J’étais calme. Bruno s’était recroquevillé autour de sa colonne vertébrale. Clément est sorti des chiottes au moment où le type attrapait les cheveux de Zina pour la faire taire. Bruno s’est levé, Clément a fait un pas en avant, j’ai poussé ma chaise en arrière et Saïd, sans chapeau, accompagné de deux habitués présents depuis la matinée ont empoigné le butor et lui ont fait lâcher prise. Puis ils l’ont foutu dehors, essuyant ses insultes, ses menaces, ses crachats. Il est resté devant pendant une demi-heure, à nous guetter, à zyeuter Zina, puis les flics sont arrivés et il a déguerpi.
Elle nous montrait ses tatouages. Elle nous disait qu’elle pouvait marcher sur les mains, avant, mais aujourd’hui elle ne pouvait plus parce qu’un truc s’était déplacé dans son cerveau qui lui faisait perdre l’équilibre. Elle avait vécu en squat, et c’était la belle vie, dit-elle, mais maintenant elle vivait dans un appart et elle bossait pour de bon, ses parents habitaient loin mais ils avaient décidé de prendre soin d’elle. Les hommes sont des cons, dit-elle aussi. Ça dépend, dit Bruno, ça dépend qui tu rencontres, il y a dans notre époque quelque chose de compliqué, tu vois, la place de l’homme et la place de la femme, depuis qu’il n’y a plus de rite initiatique, depuis que la femme a perdu son lien avec la maternité, on reste des enfants et on ne sait pas comment faire. Parle pour toi, dit-elle, moi je me sens vieille. Elle avait raison mais pourtant on la sentait bien fragile, je lui dis qu’elle devrait reprendre le cirque mais elle a haussé les épaules, c’était irréalisable, nous fit-elle savoir, à cause des ligaments qui, après vingt-cinq, se calcifiaient et t’empêchaient continuer ; je ne pense pas qu’elle en avait beaucoup plus.
Bruno était tombé, à sa façon, amoureux de Zina ce soir-là, peut-être grâce au supplément de courage dont il avait fait preuve en sa présence en se levant de sa chaise lorsque le type l’avait malmenée, peut-être aussi parce qu’elle s’était représentée dans sa vie sans qu’il l’ait voulu, parce qu’elle sentait la mort et la folie, aussi, mais bien qu’elle ne fût pas ce soir-là (ni aucun autre peut-être) du genre à se refuser à un homme il ne fit rien pour l’avoir et ne l’eut jamais, à l’exception d’une seule fois, détestable, qui rendit la privation d’elle bien plus acceptable.
De nous tous qui cherchions le bonheur, Bruno était celui qui en désirait le plus l’idée, celui aussi qui ne vivait jamais tant mieux qu’il en était privé, qu’il lui était indéniablement, indépendamment de sa liberté, interdit de le vivre vraiment. La privation, la lutte, les empêchements, j’avais appris à les reconnaître comme ses seuls véritables alliés.
Ça fermerait bientôt. Nous avions bu trop de bière. La nuit se poursuivrait seule. Zina pleurait dans les bras de Saïd, et Bruno dans un reflet, incapable d’entrer dans le décor, ne pouvait se résoudre à rentrer chez lui.
- J’habite à côté, répéta-t-il.
Peut-être que le type se cachait deux rues plus loin.

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