29/06/2011

Les exceptions


Peu importe de quoi le jour est fait, de quoi demain te promet-on sera fait, les exceptions dans le jour sont possibles, et si souvent c’est l’alcool qui les produit ce n’est rien, profite de leur réalisation pour y prendre de la place, pour t’y étendre et occuper toutes les directions, parce que ça ne durera pas, parce que le jour fera place à la nuit et que les questions de la veille se poseront encore, parce que rien ne sera réglé tout en dehors et parce qu’à la toute fin on t’aura tiré de là. Mais les exceptions roderont à nouveau et se produiront souvent très tard, aux faveurs de la nuit, quand tout le monde est couché et quand plus personne ne peut te dire : non, ça n’est pas comme ça. Et peut-être qu’un jour ça le sera et personne ne le saura à part toi et ton sourire idiot au visage brillera dans le noir pour toi seul et tu n’auras aucune raison de te sentir bête parce que personne d’autre que toi à cette heure ne sera allé aussi loin ou n’aura osé autant. Et tant pis si le lendemain tout est aplati et commun à tous les hommes.

13/05/2011

Le même monde

Je ne crois pas qu'on vive dans le même monde, non. Qu'est-ce qu'il y aurait de semblable à mes journées, dans les vôtres, à mon sommeil, dans le vôtre, qu'est-ce qui pourrait rapprocher les moments que je passe les yeux fermés et les mots qui s'y déroulent des moments que vous passez les yeux fermés et les mots qui s'y déroulent, si ces mots ne sont pas les mêmes, et si ce sont les mêmes si les yeux qui s'y ferment ne sont pas exactement identiques ? Il y aurait le monde, seul, identique, et nous, différents, à sa surface mais ce ne serait pas une description juste, personne ne s'y retrouverait, il faut bien qu'on s'entende et en ce cas il nous faut dire que le monde, c'est ce que nous en vivons et alors il ne peut plus s'agir du même. Toi et moi au même endroit, au même moment, dans la même intention de voir, de dire, de vivre, nous sommes plus différents encore que si tu te trouvais à l'autre bout de la planète, endormi, et moi debout face à mille personnes me regardant ensemble. Il y aurait même plus de chances que nous soyons identiques, que notre monde soit non pas le même mais se ressemble, si tu n'es ni moi, ni là, ni proche en rien de ce que je fais, de ce que je crois, des mots que j'entends.
Et puis il y a les moments où l'on se parle et jamais l'illusion n'est plus réelle, jamais nous ne faisons tant d'effort pour appartenir au même moment et l'intention est si forte, la tentation si grande d'être identique, dans le moment identique, de la même espèce finalement réduite, simple et rassurante, que plutôt que de se trouver au même endroit, en un lieu commun, que nous savions exister mais qui nous avait manqué, on se retrouve là, nulle part, muets, abstraits, quand bien même nous parlerions.
Et puis il y a les moments où l'on s'aime, les moments où l'on voudrait s'aimer, et de cette grande faiblesse il n'y a rien d'autre à espérer, rien de plus grand non plus, de plus précieux, que d'apercevoir cet autre monde, ces autres yeux fermés, ces autres mots que l'on n'a jamais prononcés.

14/04/2011

La mauvaise humeur

La veille, le matin même, l'humeur est égale, tranquille, à l'arrêt comme reposée. Silencieuse. En fait attentive. Fragile. Il ne faudrait pas grand chose, et d'ailleurs ce n'est rien, rien au courrier, rien dans les poches, rien dans la tête, pour que tout se mette à pencher. Alors tout est clair, oui, évidemment, tout conspire, encore, et ce n'est rien d'autre qu'une journée pourrie, quel meilleur conseil donnerait-on que de se recoucher ? Les ourlets déchirés pris dans le bout de la chaussure, les objets brisés qui ne tombaient pas avant qu'on veuille les rattraper, le mot de trop, mauvais, échappé, à celui ou à celle qui ne faisait que passer. La mauvaise humeur s'est installée. Au terme de la journée, elle est devenue confortable et nous a autorisé au mutisme, renfrogné, volontaire, convaincu, et nous a poussé au front des rides rabattues comme les plis de la couette. Elle nous accompagnera jusqu'au sommeil, aux portes duquel on se convaincra longtemps qu'il est impossible de dormir, qu'il n'y a rien à faire, trop d'idées, et d'empêchements, et de contrariétés, et nous nous serons endormis.

J'ouvre les yeux. Il pourrait arriver n'importe quoi mais ce ne sera pas forcément aujourd'hui.

13/07/2010

La dépouille

La ville grouillait à n’en plus finir. Frémissante, sa surface aqueuse des profondeurs à l’agonie, elle charriait chaque jour toujours plus de fous, de malades, d’illuminés au regard aveugle. Une maladie, une infection, les gueules des chiens l’avaient abattue et elle gisait, vautrée sur son flanc, le poitrail ouvert, empoisonnant l’atmosphère des hommes de son épaisse odeur de proie. On s’y débattait. On s’en extirpait sans pouvoir ramper très loin. On aurait parié qu’on y mourrait bientôt, que l’odeur nous rendrait fou, qu’un autre viendrait se nourrir de nous et cela ne tardait pas. L’existence issue de cette dépouille malade, riche, enivrante, enfiévrée, menaçait les plus atteints d’un grand embrasement et d’une disparition soudaine. Ces braisillons, rapidement consumés, aussitôt oubliés, illuminaient les yeux grands ouverts des immobiles, et ceux-là se disaient encore : elle inspire son dernier souffle, elle expirera bientôt, sa carcasse se changera en limon et ici pousseront les bois noirs qui allumeront nos feux. Mais elle n’expirait jamais et grouillait encore d’une vie multiple, brûlante, polluée, animée de l’agitation insensée de millions de parasites, éternelle.

10/05/2010

La nuit qui n'en finissait pas

La nuit n’en finissait pas. Elle durait depuis des jours. Il n’y avait qu’une nuit mais elle ne finissait jamais et le jour ne se levait pas. Le jour ne se levait plus mais rien ne prenait fin, c’était la nuit qui refusait de se retirer. Alors nous y vivions, tous ensemble, éveillés ou endormis mais ceux qui dormaient ne savaient rien. Ils dormaient depuis tout le temps que la nuit durait et dormiraient encore, peut-être dormiraient toujours, puisque nous ne savions pas si la nuit finirait un jour. Alors j’imagine qu’il aurait fallu décider que tous ceux qui dormaient étaient morts, c’est bien comme cela, mais qui aurait pu le faire sans savoir si la nuit allait céder au jour, un jour. Les autres, tous les autres, c’étaient nous, les gens debout, ceux qui veillaient déjà lorsque le jour s’était retiré, ceux qui veillent encore maintenant que la nuit n’en finit plus. Peut-être y vivrions-nous pour toujours car aucun de nous n’avait sommeil et plus personne ne craignait que le jour ne vienne et nous prenne sans que nous ayons dormi, la crainte du lendemain avait disparu, j’imagine que cela signifie que nous avions décidé que le jour ne se lèverait plus et que la nuit durerait pour toujours. Pourtant nous n’en savions rien et certains d’entre nous tremblaient que la nuit noire ne s’éclaircisse et qu’on les chasse des lieux réconfortants où ils s’étaient réunis, des conversations étourdissantes auxquelles ils participaient, c’était un peu comme la crainte de voir tout le monde partir alors que l’on vient d’arriver. Beaucoup ne songeaient à rien d’autres que de pousser encore plus loin. Ceux-là s’étaient aperçus que la nuit n’en finissait plus et que plusieurs jours peut-être s’étaient écoulés. Ils poussaient encore plus loin. Ils sortaient de la ville, quittaient les bars, les appartements, les caves, ayant déjà trop bu et mangé et croisé de semblables. Hors de la ville encore, aussi, la nuit durait. Ceux-là poussaient encore plus loin. Peut-être ont-ils atteint, seuls, les limites géographiques de la nuit. Ce sont des choses auxquelles je pense. Je me demande si la nuit, prolongée, a enjambé le jour d’après pour rejoindre la nuit du lendemain, ainsi sur plusieurs jours, plusieurs nuits. Alors toutes les nuits se seraient unies en une seule, et je pense à des sœurs, car les nuits ensemble sont des sœurs, je voudrais dire pourquoi cela me vient ainsi mais je ne le peux pas. Ce sont seulement des choses auxquelles je pense. D’autres que moi y pensent aussi et nous en parlons, ainsi il nous est devenu simple de nous parler et de nous rencontrer. La nuit qui n’en finissait pas, c’était d’abord quelque chose de délicat, tout le monde ne le voyait pas, certains rentraient se coucher, d’autres se rendaient ailleurs, il a fallu que cela devînt vraiment long pour que l’on s’interroge et aussitôt nous nous sommes demandés, amusés, nous projetant dans un ailleurs fantastique, si cela était devenu permanent. Alors nous nous en sommes parlé. Ceux qui en avaient peur se sont rassurés au contact des cœurs réchauffés par l’idée d’une nuit qui n’en finirait pas. Le temps a passé mais les aiguilles sur nos montres que désignaient-elles sinon des heures et des minutes aveugles, ni blanches ni noires ? Alors peut-être cela était-il devenu permanent. Je crois moi que la nuit s’est étendue au-dessus de tous les autres jours, au-dessus de toutes les nuits les unissant en une seule. D’autres que moi prétendent qu’au premier éclaircissement du ciel, la nuit permanente sera redevenue fugitive et qu’aux premiers rayons du ciel la nuit qui n’en finissait pas sera oubliée. Il m’arrive de les croire, et je leur parle alors des limites géographiques de cette nuit qui n’en finit pas, en poussant plus loin leur dis-je il serait possible de retrouver le jour. Ceux que la nuit a presque rendus fous en ne se retirant pas décident de quitter la ville pour atteindre les limites géographiques de la nuit, que j’ai inventées. Les autres me demandent encore de leur parler de la nuit qui s’est étendue au-dessus des autres jours et des nuits qui sont sœurs. Ce qui me gêne c’est que ce n’est rien mais seulement des choses dont on parle, de quoi parlerait-on sinon ? Les mots avec le temps se sont épuisés et c’est curieux mais il me semble que nous les entendons mieux. Nous nous parlons beaucoup. Beaucoup se sont embrassés. Mais la nuit est noire et il n’y a pas de lune.

17/11/2008

Eux - nous

Nous avions eu notre lot d’histoires, Bruno, Clément et moi. Chacun avait tiré son temps de solitude et d’erreurs volontaires. Chacun en avait retenu des leçons différentes. De la grande ressemblance qui unissait nos jeunes âmes, des différences fondamentales sont apparues. A vingt ans, nous ne nous entendions plus. Nos corps s’étaient changés en ce que nous devenions. Face au danger, à l’humiliation, aux mauvaises intentions, nous n’aurions pas réagi ensemble de la même façon. L’un se serait peut-être tu, en attendant qu’un autre lève le poing, ou ne l’abatte. Le dernier, pétrifié, aurait passé sa journée du lendemain à se traiter de lâche. Nous votions encore pareil, mais seul Bruno avait gardé sa vindicte. Clément, dans quelques années, aurait peut-être reconsidéré ses engagements intellectuels. Quant à moi, je m’étais laissé gagné par la langueur, on disait alors l’apathie, je n’aurais rien pu trouver de plus confortable.
Et puis, au terme de ces vingt années d’amitié confuse, chacun d’entre nous s’était retrouvé en un lieu différent de son existence mais identique en ce qu’il ne s’y produisait plus rien et, nous rappelant, nous donnant rendez-vous au bar du dernier quartier de Paris encore habitable, nous nous étions retrouvés, et il n’avait pas fallu longtemps pour que le souvenir de la ressemblance nous rattache.

15/11/2008

Eux - chez Saïd

Nous ne nous voyions pas que là-bas, chez Saïd, mais ce sont les souvenirs les plus nombreux que j’ai de nous, lorsque nous ne sommes pas encore partis, lorsque nous hésitons. L’hésitation. A vouloir. A exiger. A refuser. Notre volonté était grande, bien qu’indifférente, mais nous voulions arriver ; avant cela – nous le savions – il nous faudrait partir. La vie nous avait promis depuis toujours une existence magnifique. Hors de chez Saïd, il y avait chez les uns, chez les autres, ailleurs chez les inconnus qui tenaient de grandes soirées, dans la rue ou parfois nulle part, loin d’ici, pour quelques jours, et si je dis nous c’est sans me leurrer sur notre ressemblance, c’est sans croire qu’ensemble ne signifie guère plus que moi seul, c’est dans la certitude que nous nous entourions et que rien de grave n’aurait pu nous arriver. L’illusion en était si forte qu’elle nous était devenue réelle. Maintenant que je nous revois je réalise comme nous étions fragiles ; un rien nous aurait foutu en l’air. Je pense alors à Jacobi, et je ne me leurre pas. Chez Saïd, lorsque les uns et les autres se sont installés dans le quartier, lorsque Bruno, Clément et moi nous sommes retrouvés, lorsque Lise est apparue et que nous avons répondu aux appels de Manon, c’est le bar où nous nous sommes retrouvés. Paris nous y paraissait réduit, repoussé au dehors. Ici, pas un seul ne nous aurait malmenés, et les plus longues discussions avaient cours sans être interrompue. Il faisait chaud jusque tard. On y connaissait tout le monde, les poivrots comme les fantômes, même si, comme les autres, nous ne faisions qu’y passer. Nous étions chez nous tout autant qu’un livre lu la veille, écrit cent ans plus tôt, peut être le notre. Je pense que nous nous connaissions aussi de cette façon-là. Saurai-je dire aujourd’hui qui d’entre eux a deviné qui j’étais ? Qui, aujourd’hui, se souvient de Jacobi ? Ce que j’ai laissé, chez Lise Orfa, qui se serait déposé là où rien, il me semble, ne pourra plus se déposer ? Si nous nous sommes seulement rencontrés, elle, moi, nous tous, et eux ?

13/10/2008

Eux - Ces soirées

Il y avait aussi ces soirées tristes où l’on se retrouvait seul, chacun chez soi, et la conscience en était vive et l’on voyait soudain plus loin que lorsqu’on se trouvait en plein soleil, ensemble et, oui, on aurait dit alors qu’on était davantage en vie ici, dans cette solitude illustrée, que partout ailleurs, qu’à n’importe quel moment. Le souvenir du même instant, plusieurs années auparavant, lorsque la conscience en était encore plus vive (les possibles), nous rendait le supplément perdu entre temps.
L’instant était propice aux écritures, aux regards sans objet dirigés vers le ciel, aux déclarations dépassant largement soi, aux projets inventés.
Puis l’on se sentait si seul qu’il n’y avait plus d’autre choix que de sortir, que d’appeler quelqu’un, un ami parmi ceux-là, qui toujours vous proposait une soirée, et tout se taisait au profit d’un grand bruit.

Eux - Zina - Au bar


Zina s’est assise près de nous et ne nous a pas reconnus. Nous créchions pourtant ici tous les soirs, à n’importe quelle heure, et parlions des voix fortes qui s’entendent de l’autre bout du bar, et une fois, un mois plus tôt peut-être, elle s’était laissée payer un verre et nous avait longuement détaillé les exercices de trapèze, lorsqu’elle était jeune, et comment les ligaments, dès vingt-cinq ans, chez les femmes se calcifiaient, et comment les siens, usés, l’empêchaient à présent de plus jamais monter sur la barre – elle avouerait plus tard, saoule, avoir abandonné dix ans plus tôt. Elle a commandé un verre à Saïd (un nouveau chapeau de paille sur la tête, le visage pâle, emmerdé au comptoir par le même mauvais payeur), s’est allumé une cigarette et en a soufflé la fumée, agacée, ses gestes brefs, comme si quelqu’un dans son dos s’amusait encore et encore à lui cogner l’épaule. Nous lui reconnûmes à nouveau, sans rien nous dire, du même hochement de tête mâle, le charme décharné qui nous avait encouragés alors à l’inviter à boire, mais quelque chose à mes yeux était passé. La peau crayeuse et les marques sous le menton, peut-être. Bruno s’est raclé la gorge puis a accumulé les signes invisibles à ses yeux du malaise que la présence de Zina avait jeté sur nous, et notre conversation. Il a répondu qu’il ne croyait pas que tout fût si simple, que oui – bien sûr – tout était simple mais d’un autre côté, globalement, sur le principe, tout ça pouvait rester compliqué, et donc complètement simple, sans pouvoir se débarrasser du sourire mince, ironique et faux, de celui qui se parle seul devant le miroir. Zina ne nous reconnaissait toujours pas.
Puis Bruno – nous en reparlerons – tout à fait comme si Zina lui avait fait un signe s’est retourné vers elle, le regard en demande et lui a dit un bonsoir, à moitié, auquel elle n’a pas répondu, encore trop agacée par une présence qui l’avait suivie. Un instant s’est éternisé, assez désagréable, et nous avions perdu tout le bénéfice de la conversation qui nous avait animés. Clément n’a plus dit un mot. Bruno m’a jeté un regard qui semblait m’en vouloir, peut-être d’avoir tout vu. Mais au fond du bar, seuls comme nous étions, nous connaissant autant, rien n’aurait pu nous échapper.
- Enfin bon, voilà, dit-il, morne. J’ai peut-être tort de penser comme ça mais quelque part je me dis…
Il s’est interrompu car Zina s’était tournée vers nous.
- Vous avez pas une cigarette ?
Saïd s’est avancé et a posé nos demis sur la table. Clément lui a ouvert son paquet, mais c’est sans nous prêter attention qu’elle a saisi une cigarette car aussitôt elle s’est adressée à Saïd :
- Ce connard m’a cambriolée ! Non mais putain t’y crois à ce mec !
- Quoi, qu’est-ce que tu me racontes ?
- Il est venu chez moi quand j’étais partie et il a défoncé ma porte, il a tout pris ! Je suis dégoutée ! Je suis sûre qu’il me cherchait il veut me casser la gueule !
- Mais non, qu’est-ce que t’en sais, tu sais même pas si c’est lui. Allez, calme-toi, je te paie un verre, il a conclu en s’éloignant.
- Il m’a déjà frappée, hein, tu sais ? L’enculé…
Elle s’est tournée vers nous, Saïd était reparti.
- C’est ton mec ? a demandé Clément.
Elle a pris le briquet rangé dans son paquet de cigarettes et j’ai vu qu’il lui en restait. J’ai pensé que toute la manœuvre avait eu pour but secret de se joindre à nous et je me suis demandé si cette histoire de cambriolage était vraie, mais j’exagérais.
- Ouais enfin non c’est un mec comme ça, putain ! Je peux même pas rentrer chez moi…
Elle s’est amoindrie, rabougrie sur la banquette. Bruno s’est raclé la gorge.
- Tu peux venir chez moi, tu sais j’habite à côté…
- Je suis sûre qu’il me cherche en ce moment, a repris Zina, regardant Bruno le voyant à peine.
Manœuvre, me dis-je.
- Faudrait peut-être… je sais pas, discuter, a conseillé Bruno. Peut-être que…
Elle l’a fixé une seconde, son regard vitreux vaguement voilé, les mèches sèches de ses cheveux emmêlés au-dessus de son front, s’est mise à se frotter les paumes des mains l’une contre l’autre, les chevilles croisées au plus haut sous sa chaise. Dans le cendrier la cigarette allumée lui renvoyait dans la figure une fumée âcre.
- Ah mais on se connaît, non ? vous venez ici, c’est vrai…
- Oui on avait parlé, tu nous avais…
- Toi c’est Bruno, c’est ça, l’interrompit-elle, et toi c’est… Clément et toi…
- Greg, j’ai répondu, convaincu qu’elle n’avait rien fait et que de manœuvre il n’y avait point eu mais en son lieu la fêlure véritable de l’âme d’une fille malade, d’ailleurs ce jour-là on t’avait croisée au parc des Buttes Chaumont, tu faisais de l’acrobatie sur les épaules d’un mec, on t’avait reconnue, je ne sais pas si tu…
- C’était un vendredi, à ajouté Bruno, tandis que Clément se levait pour aller aux chiottes, tu t’étais foulé la cheville.
- Ah, oui ! Voilà, c’est bon.
Elle avait retrouvé le sourire. Nous la reconnûmes, nous aussi.
Un type est passé sur le trottoir, derrière les portes vitrées, et Zina a cessé de respirer et le type s’est tourné dans sa direction. Il l’a vue et a poussé la porte. Un type gris, mal rasé, les cheveux courts, l’air turc, slave, bosniaque mal réveillé, qui aurait grandi dans le 9-3.
- Qu’est-ce tu fous là, il a craché, c’est qui ces mecs ? il a demandé sans nous regarder.
La pauvre est devenue hystérique. Elle s’est levée et a hurlé :
- De quel droit tu as cambriolé chez moi pauvre connard ! T’as vu dans quel état t’as mis mon appartement ? Qui c’est qui va payer ?
- C’est toi, c’est toi qu’as voulu ça, je t’ai dis, je t’ai prévenue, faut pas me pousser à bout, je t’ai prévenue, c’est toi qu’as fait ça, c’est ta faute, tu savais, c’est toi qu’as décidé de me foutre les boules, tu savais… Sale putain va !
L’insulte est venue de loin, d’une cellule mentale un peu vide, trop froide. Le bar s’était arrêté de boire. Saïd derrière le comptoir tendait le cou vers nous. Il a demandé aux jeunes de se calmer.
- C’est qui la putain, hein, c’est qui ! Fouille-merde, pauvre type, va branler ton cul avec tes pédés de copains !
Nous n’avions pas bougé. J’étais calme. Bruno s’était recroquevillé autour de sa colonne vertébrale. Clément est sorti des chiottes au moment où le type attrapait les cheveux de Zina pour la faire taire. Bruno s’est levé, Clément a fait un pas en avant, j’ai poussé ma chaise en arrière et Saïd, sans chapeau, accompagné de deux habitués présents depuis la matinée ont empoigné le butor et lui ont fait lâcher prise. Puis ils l’ont foutu dehors, essuyant ses insultes, ses menaces, ses crachats. Il est resté devant pendant une demi-heure, à nous guetter, à zyeuter Zina, puis les flics sont arrivés et il a déguerpi.
Elle nous montrait ses tatouages. Elle nous disait qu’elle pouvait marcher sur les mains, avant, mais aujourd’hui elle ne pouvait plus parce qu’un truc s’était déplacé dans son cerveau qui lui faisait perdre l’équilibre. Elle avait vécu en squat, et c’était la belle vie, dit-elle, mais maintenant elle vivait dans un appart et elle bossait pour de bon, ses parents habitaient loin mais ils avaient décidé de prendre soin d’elle. Les hommes sont des cons, dit-elle aussi. Ça dépend, dit Bruno, ça dépend qui tu rencontres, il y a dans notre époque quelque chose de compliqué, tu vois, la place de l’homme et la place de la femme, depuis qu’il n’y a plus de rite initiatique, depuis que la femme a perdu son lien avec la maternité, on reste des enfants et on ne sait pas comment faire. Parle pour toi, dit-elle, moi je me sens vieille. Elle avait raison mais pourtant on la sentait bien fragile, je lui dis qu’elle devrait reprendre le cirque mais elle a haussé les épaules, c’était irréalisable, nous fit-elle savoir, à cause des ligaments qui, après vingt-cinq, se calcifiaient et t’empêchaient continuer ; je ne pense pas qu’elle en avait beaucoup plus.
Bruno était tombé, à sa façon, amoureux de Zina ce soir-là, peut-être grâce au supplément de courage dont il avait fait preuve en sa présence en se levant de sa chaise lorsque le type l’avait malmenée, peut-être aussi parce qu’elle s’était représentée dans sa vie sans qu’il l’ait voulu, parce qu’elle sentait la mort et la folie, aussi, mais bien qu’elle ne fût pas ce soir-là (ni aucun autre peut-être) du genre à se refuser à un homme il ne fit rien pour l’avoir et ne l’eut jamais, à l’exception d’une seule fois, détestable, qui rendit la privation d’elle bien plus acceptable.
De nous tous qui cherchions le bonheur, Bruno était celui qui en désirait le plus l’idée, celui aussi qui ne vivait jamais tant mieux qu’il en était privé, qu’il lui était indéniablement, indépendamment de sa liberté, interdit de le vivre vraiment. La privation, la lutte, les empêchements, j’avais appris à les reconnaître comme ses seuls véritables alliés.
Ça fermerait bientôt. Nous avions bu trop de bière. La nuit se poursuivrait seule. Zina pleurait dans les bras de Saïd, et Bruno dans un reflet, incapable d’entrer dans le décor, ne pouvait se résoudre à rentrer chez lui.
- J’habite à côté, répéta-t-il.
Peut-être que le type se cachait deux rues plus loin.

25/03/2008

L'hôtel du bout du monde - Les procéduriers


Certains pensionnaires n’ont pas l’heur de croire que l’hôtel se trouve en un quelconque lieu oublié du Seigneur, si proche du centre du monde qu’il en serait devenu invisible à ses propres yeux, comme on peut l’entendre dans les salons d’opium de la bouche des emportés, ou au bar quelle que soit l’ivresse de ses ivrognes, simplement parce qu’ils sont venus là précédés d’une réservation qu’un secrétaire, qu’une épouse, qu’eux-mêmes auraient faite par téléphone, parce qu’ils y sont pour affaire, rendez-vous galant secret, affaire urgente, et qu’ils savent quand ils en repartiront. Ce sont les affairés, les esprits précis, les huissiers, les adultères, les arpenteurs du domaine, les contractants et les collecteurs, une vie à leur côté susceptible de sauver les âmes perdues parmi les âmes perdues. (Il suffirait de partager leur table, pendant longtemps, et de se laisser prendre à leur douce imbécillité, par imprégnation lente, en oubliant de se débattre. Disons pendant dix ans. On relâcherait alors l’effort fait sur eux pour qu’ils oublient de partir, sur les horloges du salon pour qu’elles ne marquent pas les minutes si rapidement, au terme de ces dix ans, et enveloppé de toute cette précision de raisonnement, de toute cette idiotie, on en serait redevenu vierge, et sous leur patronage l’on retournerait dans le monde, en sursis.) Ce sont ceux qui cherchent à acheter, à vendre, à réévaluer les parcelles sur lesquelles l’hôtel fût construit, il y a des siècles, peut-être, mais dont les titres de propriété courent toujours, sans que l’on sache bien, ni même eux, au bout de tant d’héritages et de signatures, de legs et de déshérences, à qui ces lots s’étendant si loin, à qui ce monument noir invisible à l’horizon, appartiennent assurément. En commandement public, privé, officiel ou occulte, ceux-là ont épluché les registres, les cadastres, les actes de naissance, sans que jamais leur science administrative n’en trouve la faille – au terme de longues années infructueuses leur composition inébranlable ébranlée, leurs chefs de service impatientés –, certains même effacés de la surface de la Terre, introuvables, disparus comme évaporés.
Un homme demeure ici depuis un an déjà, un homme silencieux, observant, doté d’une patience infinie. Pour qui travaille-t-il ? Sa mise soignée, ses costumes impeccables, et son éducation stricte, bien qu’un peu rêche, laissent deviner son origine aisée, un cursus tracé droit, un fonctionnaire d’état ou un homme du privé, discipliné. Pourtant, il vit sans sacoche, sans serviette, sans dossier, et les boutons de sa veste sont toujours détachés. Il reste des heures, au restaurant hors des heures de service, à sa table de petit-déjeuner jusqu’à l’heure du déjeuner puis se lève, l’après-midi sur un transat tourné vers la façade les yeux dressés vers les toits, déambule à tout moment du jour dans les couloirs de tous les étages entre les chambres, le long de la mezzanine couronnant le puit de lumière ouvert sur la piscine, et là aussi, au sous-sol, assis sur le rebord, les pieds dans l’eau claire, ne s’adressant à personne, ni dans le calme ni dans l’agitation, mais en arrêt, jusqu’à donner l’impression qu’il pourrait attendre ici une éternité, sans que l’on sache jamais quoi.
Lorsqu’il les croise, Diane, ou Aurore, selon l’heure à laquelle nous sommes, voilà aussi qu’il lance dans leur direction des œillades de biais, à leur approche effectue de subtils mouvements des mains, à leur contact prononce des murmures aimables, puis se retire soudain. Entre elles, quand l’une remplace l’autre, à l’aube ou au crépuscule, toujours dans cette heure indéfinie, fugace, il leur arrive de parler de lui, pour le moment en ces termes hésitants : « mais que peut-il bien nous vouloir ? »
La nuit, Diane en service passe le temps, depuis tôt, à retracer dans l’obscurité de ses paupières son visage lisse ; quand simultanément, endormie, Aurore laisse les rêves de lui venir à elle et lui faire ces choses.
Lui rode, encore un peu, puis retourne dans sa chambre, numéro 509, tirant les rideaux sur une nouvelle journée passée au même effort mystérieux.

12/03/2008

Anna - Lilith / par Bruce

J’avais décidé la veille de dormir seul. La proximité d’Anna, les nuits précédentes, m’avait empêché de trouver le repos. Le souvenir de sa chatte humide, sous le tissu lycra de sa culotte, dont sa main fine, décharnée, tannée, m’avait ouvert la voie, ne laissait plus de me hanter. Cette fois, je m’étais endormi sans fièvre, et un rêve, aussitôt, ce rêve, le même, était venu me visiter.


Passe cette femme devant moi, lunettes noires lui mangeant le visage, cheveux tirés avec violence vers la nuque où tombe une longue natte blonde, cuisses nues et tannées que je devine brûlantes, et je la reconnais aussitôt. On la croirait sortie des rouleaux mécaniques d’un institut de beauté dernier cri, entièrement robotisé. Elle marche sans hésitation, la peau sèche recouverte d’un baume gras, les épaules souples, les hanches mobiles, et je ne sais plus où je l’ai rencontrée. Je la suis du regard, et je ne suis pas le seul. Un aréopage brouillon l’accompagne et l’escorte jusqu’au bar, où elle commandera un cocktail étrange. Les formes de son corps sont si nettes, sous la soie humide, le cuir, les paillettes dorées saupoudrées, qu’on les distingue mal, peut-être parce qu’on n’ose pas les regarder. Tout le monde pourtant lui reluque le cul. Suit les mouvement de ses lèvres fines, trop fines, délicates incongrues à la proue d’un corps de rêve, tandis qu’elle avale plusieurs gorgées du liquide bleuté. Elle rit et la salle entière, toute la scène, se reflète dans les verres fumés de ses lunettes noires. Je me la représente à toute allure en tenue d’écolière, coiffée de deux tresses ; en latex rouge, perchée sur des talons aiguilles impossibles ; habillée d’une combinaison résille noire, qu’elle me demande de déchirer ; nue, pieds et poings liés par une corde rêche, dans un hangar glauque ; au soleil, allongée sur un transat, au bord d’une piscine, épuisée ; portant chemise militaire, casquette brune, short court, un fusil d’assaut en plastique à l’épaule ; à genoux au centre d’une cercle composé d’une dizaine d’hommes, la langue sortie ; en pleurs, parce qu’elle vient de vomir ; pâmée, incapable de parler, l’estomac retourné par un sexe démesuré ; le rimmel dégoulinant sur ses joues rosies. Elle se fait appeler Lilith et quantité d’autres pseudos, et si je la connais, moi, comme tous les hommes de cette soirée, il est certain qu’elle ne m’a jamais vu.
...

Et je revois Anna, Anna, au centre de l’attention indélicate des hommes, dans le cadre, sous un éclairage brûlant, qui gémit, gémit, se tord sans que l’on sache, dans le silence de l’équipe technique, si elle souffre, si elle jouit, si elle joue.
Quel mystère. Parmi les souvenirs innombrables, insensés, inutiles, qui viennent de me quitter, c’est celui-ci, cette journée, la rencontre avec Anna, qui me revient. Et pour un instant – l’instant précédent ma disparition – je me souviens, du tournage, des orgies, du départ, de Michelle, et de la métamorphose de nos âmes.
C’est le temps précédant immédiatement le sommeil. Quand

21/02/2008

Au passage des jours


Au passage des jours je me suis incliné :

Les ages tendres se sont endurcis.


Nos pales figures en un reflet unique apparaissent jeunes

Et nos guerres

et nos lois

et les mots terribles que nous prononçons

résonnent toujours de la légèreté du jeu


Car nous ne sommes pas entrés

Aux arènes où l’on meurt

Car rien n’est si grave à présent

Qu’on y soit attendu

Car rien ne mérite à nouveau

Qu’on y convoque le pire

Car rien ne nous pousserait vraiment

A trouver le courage

D’y être les meilleurs


Des morts sans nombre qui se taisent

Nous sommes les seuls vivants

De tous les vivants qui ont parlé

Nous sommes les plus bruyants

Des hommes debout qui ont foulé la Terre

Nous sommes les seuls présents

De toutes les âmes qui se sont évaporées

Nous sommes celles qui résistent

Des menteurs, des voleurs, des assassins repentis

Nous sommes les récidivistes

Des défunts enfouis, oubliés

Des morts sans nom additionnés ensemble

Des condamnés, des bénis, des mort-nés

Et de ceux qui ne se sont pas réveillés

Nous sommes les successeurs et les représentants


Il faut nous voir alors danser d’un pied

La main passée dans les cheveux

Insoucieux de ne rien bâtir

Avec la joie des imbéciles heureux


Tels les premiers, tels les derniers


Au passage des jours je me suis effacé

Aux ages tendres je me suis oublié

Des arènes où l’on meurt je me suis approché

Et sous mes pieds les vivants m’ont empressé

Le pays, je ne l’ai trouvé

Nulle part sinon partout.

07/01/2008

Michelle Vendredi

La jeune femme se serait décidée en hâte, et aurait jeté dans un sac, sans réfléchir plus longtemps, quelques affaires de rechange. Clés, papiers, sous-vêtements. Bijoux, médicaments, cigarettes. Un numéro de téléphone sur un bout de carton. Une paire d’alliances dans une enveloppe blanche. Puis elle aurait ouvert sur sa table basse l’annuaire des professionnels et aurait appelé un taxi, au plus vite, dans la crainte d’occuper sa ligne au mauvais moment. Il y aurait eu un homme, qui n’appelait pas, qui aurait déjà dû appeler, qui la préviendrait.
Elle aurait vécu là, en ville, dans un appartement vide et froid. Un lieu habité par elle depuis des années, depuis des années déserté par l’autre. Les volets auraient été clos, les stores toujours tirés. Les jours passés, trop longs, auraient accouché des dernières heures, jusqu’à l’ultime, qu’elle aura passée au supplice. Elle se serait alors décidée en hâte, quitter la chambre, quitter la ville, laisser derrière soi la mort et trouver un hôtel, et se serait souvenu du nom d’un établissement, sur la côte nord du pays : c’est là qu’elle irait.
Sur la banquette arrière du taxi confiné, la jeune femme se serait pelotonnée, le corps par instants traversé par une vive inquiétude, et aurait songé, encore, à ce qu’elle a commis, les yeux fermés, peut-être le remords l’aurait-elle traversée. Enfilant ses larges lunettes noires et croisant sous son manteau ses mains dont l’une gardait contre elle un téléphone portable, elle aurait feint de s’endormir. Une fièvre lente aurait gagné son corps. Le sommeil, enfin loin de chez elle, l’aurait attrapée par surprise et les rêves fiévreux de l’enfance seraient venus la hanter, la réveillant plusieurs fois, l’attirant encore, évoquant pour elle des visages innocents, écarlates. Les muscles de ses bras se seraient contractés.
La pluie tombait, de ce côté-ci du pays. La pluie lourde et chaude que nous connaissons en cette saison. Il n’était pas seize heures lorsqu’elle est arrivée, mais l’on se serait cru à la tombée de la nuit.
Le taxi l’aurait réveillée au pied de la rue qui mène jusqu’ici, celle qui grimpe en serpentant et est bordée sur toute sa longueur de buissons de rosiers de ronces importés de Hongrie. La voix hésitante, basse, du chauffeur aurait prononcé ces mots, autant que d’autres :
« Madame. Vous êtes arrivée. »
Et la jeune femme blonde, blafarde, aux cheveux secs et emmêlés, aux yeux noirs et rouges, froissée dans la robe-fourreau qu’elle portait sûrement la veille, se serait redressée, et réglant la note d’une main maladroite, aurait levé les yeux vers la grande bâtisse de l’hôtel avant de laisser son regard filer vers la pinède qui court derrière elle, et la clarté naissante du ciel au-delà lui aurait donné à voir l’océan. Elle serait descendue du taxi sans dire un mot au chauffeur, aurait jeté sur son épaule le mince sac emporté de chez elle, et courbant l’échine sous le soleil aurait gagné l’entrée.
Les portes du hall se sont ouvertes. Insoucieuse des regards curieux portés sur elle, la jeune femme s’est dirigée vers la réception et s’est adressée au jeune réceptionniste en ces mots : « J’ai réservé une chambre au nom de Michelle Vendredi. J’attends aussi du courrier. C’est important. Faites-le monter, ou prévenez-moi aussitôt. C’est urgent. »
Sans patience pour le protocole, elle a rempli sa fiche de renseignements et s’est emparé de la clé de sa chambre et a disparu. Dans l’ascenseur, seule, peut-être a-t-elle tremblé, comme l’on tremble sur le pas d’une porte, peut-être a-t-elle marmonné, peut-être s’est-elle tenue immobile, le téléphone blotti contre elle, et dans sa chambre enfin tout me dit qu’elle s’est enfermée et a tiré les rideaux et qu’elle s’est allongée toute habillée sur son lit sans le défaire et qu’elle s’est endormie, sans un bruit, les bras sous le corps, une main paume ouverte sur son ventre et l’autre désespérément refermée sur son téléphone portable, plus muet qu’une tombe.


Ici la jeune femme blonde que la réception de l’hôtel connaît sous le nom de Michelle Vendredi est endormie. Il n’est pas difficile de l’imaginer. Dans les vêtements qu’elle portait hier, elle rêve et transpire. Si dans le taxi qui l’a menée ici son sommeil s’est chargé de rêves et si ces rêves sont les rêves d’enfance que nous imaginons, alors elle refera les mêmes.
Ce sont les rêves fiévreux apparentés à l’hypnose qui appellent les visages et les voix et la chaleur au visage des toutes premières années, la sueur dans le dos et les écorchures aux genoux et les cheveux tirés ; les rêves enfouis sous la surface qui peuvent ne jamais remonter mais attendent, un moment comme celui-ci, pour évoquer au vivant les temps de la préhistoire, effrayants et vifs, quand si peu nous éloignait de la naissance. Ce sont les rêves de tous, car les petits garçons et les petites filles ont vécu pareil, se sont courus après et se sont cachés sous les branches des grands arbres, ont crié ensemble dans les salles de cantine et se sont poussés à terre pendant les récréations. Ce sont les rêves où l’on se retrouve essoufflés d’avoir trop couru. Car l’on courait trop et l’on se retenait d’uriner pour jouer sans s’arrêter, et l’on se griffait les dos des mains en gage et l’on s’enfermait dans le noir et certaines heures, tard, les parents avaient disparu et les enfants s’entreregardaient et s’échangeaient l’idée silencieuse de commettre une folie, quelque chose que le règne des adultes n’auraient pas permis : un sacrifice.
C’est ce rêve fiévreux, dans la continuité de ceux qu’elle aura fait dans le taxi, qui agiterait le sommeil de Michelle Vendredi. Le jour faiblissait. Les pluies d’orage du début de l’après-midi avaient laissé place à un ciel lavé, encore humide, que les rayons sombres du crépuscule viendraient recouvrir. Elle dormirait encore quelques heures, puis se réveillerait, les cheveux humides, les jambes recouvertes par le dessus de lit qu’elle aurait enroulé autour d’elle dans son sommeil, les idées troubles, il ne lui faudrait qu’un instant pour se souvenir de la chambre, de l’hôtel, cherchant aussitôt du regard le téléphone que sa main molle aura laissé échapper.
Mais il n’aurait pas appelé et à la réception, lorsqu’elle descend en hâte, certaine peut-être d’avoir dormi plusieurs jours, il n’y a pas de courrier pour elle.

Il n’est pas plus de vingt heures. Le soleil descendu sur l’horizon illumine encore la côte. Par les baies vitrées du restaurant, côté océan, ses rayons traversent le rez-de-chaussée, jusqu’au hall, où la circulation des résidents, le pas lent et emprunté, habillés pour le dîner, anime dans l’air une suspension de poussières minuscules – les chevelures aérées et laquées des femmes les retenant mieux, on croirait voir des nanosatellites, jusqu’au moment où, passant l’angle d’un mur, elles retombent dans l’ombre et avec elles, leurs populations.
Les tables se peuplent. Demain, nous aurons ici davantage de monde : un congrès se tient pour quelques jours, au Palais des Cultures. Médecins-urgentistes, chefs de services, directeurs des ventes et responsables qualité en laboratoire pharmaceutique défileront, comme l’an dernier et l’année encore avant, du bar à la réception, du hall aux salons, de leur chambre au Palais, et nous aurons plus de travail que tous ces jours derniers.
Ceux-là sont calmes. La saison est passée. L’été traînera encore longtemps, peut-être jusqu’à octobre, et nous connaîtrons alors la vague des touristes italiens richissimes qui chaque année dissipent leur fortune au Casino. Les Américains, ensuite, viendront passer leur fin d’année ici. Ils joueront moins que les Italiens, et ceux qui le feront viendront boire au bar de l’hôtel les verres que la direction du Casino leur aura refusés – peu habitués à perdre ils en auront perdu leur sang-froid. Mais la saison est passée. Les périodes de congé des masses sont achevées. Cette année, il a plu sans discontinuer, de mi-juillet à la première semaine d’août. Certains clients ont demandé remboursement. Antoine, le fils du directeur, en charge depuis le début d’année de ces responsabilités, s’est proposé (sur les conseils téléphoniques de son père, toujours absent) d’offrir à ceux-là une nuit ici lors de leurs prochaines vacances. Après s’être montrés mécontents, tous ont accepté. Il m’est arrivé pourtant, en contemplation de ces traînes de pluie ininterrompue, de préférer ce temps aux grands ciels ensoleillés. L’air y est toujours chaud, épais, et lorsqu’elle cesse, l’averse laisse place à de longues bourrasques glacées, qui réaniment le pays.
Mais la saison est passée et avec elle les brumes matinales, sur la plage, quand le sable est encore désert, avec elle aussi les défilés ininterrompus de nouveaux visages ou de visages anciens oubliés, qui font de ce métier, de ma place ici, une vigie incomparable.
Ainsi lorsque les jours sont plus calmes, comme ces derniers, l’hôtel apparaît-il étrangement inquiétant, vide mais résonnant encore des pas de ceux qui nous ont quittés, immobile mais soumis à la même discipline qu’aux semaines d’affluence, nous tous nous affairant pour de faux, comme au service de fantômes, d’êtres invisibles. Régnier, derrière le comptoir, astique ses verres au ralenti, sans en oublier un seul, s’avale en douce un trait de whisky, qu’il dissimule lorsqu’il entend quelqu’un arriver – s’il s’agit de moi, il cesse ses affaires et me raconte la dernière histoire salace ; Caroline et Anatole, au service du midi et du soir, ne se pressent plus et servent mollement les quelques clients attablés, elle profitant de chaque occasion pour fumer une cigarette sur la terrasse, lui occupé en douce à faire remplir sa flasque par Régnier, et dans le miroir du bar recoiffer ses cheveux gris d’un coup de peigne glissé dans son tablier ; Jean-Alain, d’ordinaire entouré de cent marmitons, répète à tue-tête qu’il est seul en cuisines, dépressif sans qu’aucune fulgurance maniaque ne vienne plus éclairer sa préparation des plats, croit ne servir à rien et avoir gâché son talent ; Laurent, le chef-concierge, absorbé dans la lecture de dix romans policiers, distrait tantôt par les chansonnettes poussées par Roberto, notre voiturier sans permis de conduire, tantôt par les plaintes d’Océane, qui de retour d’une énième visite des chambres, s’est aperçue qu’il manquait encore une ampoule, un gant de toilettes dans une salle de bain, tantôt par le passage las de Clarisse, qui s’ennuie à la réception, qui dissimule à la perfection la beauté de la jeune fille qu’elle était, lorsqu’elle n’en avait que vingt (il est amoureux) ; Antoine, enfin, notre jeune directeur zélé tandis que son père malade agonise, s’efforce à la rudesse lorsqu’il observe nos allers et venues et notre service ralenti, je ne sais pas si la place qu’il occupe est celle de ses rêves mais je ne peux m’empêcher de voir dans la rigidité de son comportement avec nous un profond mécontentement de sa condition.
J’ai oublié les quelques femmes de chambre et employés de couloir intérimaires dont je ne connais jamais les noms, mais dès demain ils seront légion et nous tous reprendrons le travail, et l’hôtel sera envahi de congressistes et les fantômes que nous mimions de servir quitteront les lieux, au profit peut-être des dernières chambres inoccupées.
Il est vingt heures passées. Dans le ciel sont tracés de longues projections de couleurs sombres. Le soleil s’est glissé derrière un rideau de brumes que l’œil n’aurait pu deviner auparavant. La lumière est devenue fauve. Dans le silence laissé libre par quelques éclats de voix, des rires, des tintements de couverts, les clients du restaurant, isolés dans une salle trop grande, se sont installés, et dînent, dans le courant d’air circulant entre le hall et les baies vitrées entrouvertes. Ici, un couple d’octogénaire, bleus, rutilants et saupoudrés, chargés de boutons de manchette, ors et émaux, ruminent sous leurs dents mobiles de la roquette d’Italie. Ils ne s’entendent plus, dirait-on, on les a vus aujourd’hui au Casino. Une table de businessmen d’Europe de l’est, bruns, épais, mangent peut-être mais fument de longs cigares, on les a installés au fond, près du piano, plus tôt l’un s’est levé pour en jouer mais ces compagnons l’en ont dissuadé. Il y a aussi un homme seul, qu’on appelle l’habitué, qui se nomme Manuel, et vit ici à longueur d’années, même s’il s’absente parfois plusieurs semaines. On ignore ce qu’il fait mais sa solitude ne semble pas le rendre triste, elle doit être volontaire, il parle bien et on lui prête de nombreuses conquêtes en ville. Un jeune couple, encore, s’échange par-dessus les plats de longs regards et parfois quelques baisers mouillés, ils sont descendus tôt et ont désiré choisir leur table, près de la terrasse, tout contre les baies vitrées, contre la mer, les croisant la veille je l’ai entendue, elle, lui dire à lui : « je ne sais pas pourquoi la mer m’excite à ce point, ça m’en ferait peur… »

23/11/2007

Mesdames et messieurs, Félicien Combes - Introduction

Tout ce qu’on entend ces jours-ci sur le compte de Félicien Combes est faux. Tout ce qu’on voit à la télévision, tout ce qu’émettent les radios, tout ce qui se dit dans les troquets, les salons, les chambres à coucher ; tout ce que l’on a écrit et imprimé, d’abord dans l’intention de vendre du papier, à présent dans l’urgence des derniers jours ; les vérités à son sujet que l’on ne pouvait avaler et qui à présent soutiennent les âmes affolées ; son histoire, ses intentions, les raisons de sa présence sur Terre : tout cela est faux.
Son nom court sur vos langues. Son visage vous est devenu familier. Certains d’entre vous prétendent le connaître, le comprendre, tandis que d’autres rêvent de lui, voudraient l’étrangler de leurs mains. Les plus fervents seront les plus malveillants. Les plus terrorisés mourront les premiers. Les temps sont mauvais, et plus personne ne peut le nier.
Alors, on blâme Félicien Combes. On lui baise les pieds. On loue son nom puis le maudit. On se rapproche de lui, sans savoir encore ce qu’on lui dira, ce qu’on exigera de lui maintenant qu’on le tient ; on se rapproche encore et soudain c’est la colère, la peur immense changée en colère, qui emporte, qui étouffe, et quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse encore on crache sur lui et le déteste et voudrait le tuer, le tuer, le tuer, même si l’on s’est trompé.
L’histoire en marche a entamé une course folle.

19/11/2007

Les dents cassées - intro


Je la regarde en plein dans les yeux et je lui dis « épouse-moi ». Elle ne comprend pas. Elle porte encore au visage le pourpre de notre récente engueulade. Je lui répète : « marions-nous. » Elle me regarde comme un dément, moi, alors que c’est elle, d’entre nous, que la folie a emporté, et me demande encore de lui redire ça. Je dis cette fois : « veux-tu m’épouser ? » et je la vois hésiter. Elle ferme ses lèvres mures comme les prés que la surprise a entrouvertes, et plisse très légèrement les paupières (pour un instant, l’espace de ses yeux verts-de-bleu devient noir), pour voir à travers moi. Elle y voit parfaitement. Elle hésite encore. Ce n’est pas à cause de notre engueulade imbécile, ce n’est pas à cause de mes jalousies, ce n’est pas non plus à cause de ma violence au lit qui je crois l’inquiète parfois. C’est le souci de connaître le moment, celui-là, de ne pas le rater, celui du pas précédant immédiatement la chute. Elle dit oui.
Plus tard, elle est prise de tremblements nerveux et me serre dans ses bras jusqu’à s’en froisser les muscles, me demande, m’appelle, n’en peux plus de m’envoyer en elle, de m’y convoquer, jusqu’à la tombée de la nuit où elle s’endort, pour une minute à peine pendant laquelle, les yeux dans la direction du boulevard périphérique multicolore je j’abîme à l’idée de ce qui m’attend. Elle se réveille. Elle a changé d’avis et me dit qu’elle est trop jeune.
Mais au matin, lorsque je suis bien réveillé, je m’aperçois qu’elle a fait ses valises, et me demande de faire les miennes. Je dis que je ne comprends pas, qu’il me faut d’abord boire un café. Elle dit :
- Tu le boiras en route.
- En route ?
- Oui. Max. J’ai réfléchi.
Elle veut tout quitter. Elle veut téléphoner à son boss pour démissionner, et déménager, et que je fasse de même. Elle se reprend. Elle me demande d’y réfléchir. Ce que j’en pense. Est-ce que je ne lui en ai pas déjà parlé ? Est-ce que je n’en ai pas envie ? (J’en rêvais. J’en avais tremblé. Les scénarios les plus inconcevables m’étaient passés par la tête.) Est-ce que ça n’était pas aussi simple que ça ? Que j’y songe, voulait-elle. Un seul pas au dehors, est-ce que je n’en étais pas capable ? Parlait-elle d’un prodige, d’un miracle ? Non. Seulement ça. Je pensais : l’acte de volonté le plus simple au monde : refuser. Quitter. Elle se plante devant moi, ses valises derrière elle près de la porte. Le matin est grand, clair, et la lumière du soleil passe comme des rayons X à travers les murs, à travers nos os.
Je tremble. Mon ventre est vide, mes artères diaphanes. Mes yeux clignent et s’impriment, lents, secs, de la silhouette de Michelle. J’aurais voulu boire un café. Je prends une grande inspiration empoisonnée.
- Michelle, vas-tu m’épouser à la fin ?
Elle pousse un soupir étrange. Elle dit oui.
Nous partons.

04/11/2007

A table


A table
l'écrivain
ne peut effacer
la poussière du clavier

16/09/2007

L'hôtel du bout du monde - les générations

Certains y sont sans se souvenir y être venus. Ils vivent là une longue villégiature. Leur vie passée est un souvenir laissé derrière eux. A les croiser le soir dans les couloirs, dans l’ascenseur, sur les bords de la piscine au sous-sol, on les prendrait pour des spectres, mous et blancs, comme trop longtemps trempés dans l’eau, ils ne parlent pas, ils glissent, rejoignent leur chambre, passent un peignoir, traversent le restaurant pour le casino où la monnaie factice de leur fin de vie s’y échange contre la promesse de la chance. Pourtant, il suffit d’en voir un, de ces vieux, de ces vieilles, pour savoir qu’ils ne mourront jamais. Ce qu’ils ont gardé pour eux, leur enveloppe, est déjà abstraite de tout ce que la mort pouvait leur enlever. Ils flotteraient ainsi pour l’éternité, jusqu’à ce que celle-ci étouffe sous l’effondrement de l’hôtel, les emportant avec elle.
Les enfants en ont peur, eux qui vivent la vie tels des vampires, insatiables, altérés, comme on a peur du vide, de ce qui est absent, comme on a peur du noir. Leurs rires cessent en leur présence et on les voit leur tendre un regard hostile, haineux, tout à fait comme s’ils ne désiraient rien plus que de les voir disparaître. Pour beaucoup, parce qu’ils ont aux yeux l’appétit morbide de jeunes carnassiers, parce qu’ils se trouvent encore dans le champ immédiat de la naissance, parce qu’il leur suffit parfois de fermer les yeux et dans le sommeil retrouver les images de ce mystère écoulé, pour beaucoup, les enfants sont les pires pensionnaires de l’hôtel.

L'hôtel du bout du monde - l'arrivée

Vous faites connaissance avec ce lieu situé au cœur de la maladie, mais vous ne vous y sentez pas malade. Vous entrez dans le hall de l’hôtel des égarés, mais vous croyez avoir retrouvé votre chemin. Comme dans l’œil du cyclone, vous êtes calme, quand tout autour est emporté. Le monde pourtant n’a pas cessé de tenir debout, depuis que vous l’avez quitté. Il poursuit sa lente décomposition, jusqu’au point critique que connaîtra la prochaine génération. Celle d’après, alors, vivra un authentique recommencement. Quant à vous, vous vivez le sort des réfugiés, dans le temps des paniques, et cet hôtel fut bâti pour vous. Vous y entrez à peine que les portes se referment dans votre dos. Bientôt, on vient à votre rencontre. Avez-vous fait bon voyage ? Désirez-vous une chambre dans les étages, avec vue sur l’autoroute déserte, ou préférez-vous l’horizon infini des bois noirs étendus vers l’est ? L’océan en cette saison est déjà retiré, et vous n’y verrez rien qu’un banc de sable long comme l’univers, mais si bon vous semble… S’il nous reste des chambres, madame, monsieur, mais bien entendu ! Toujours. Jamais nous n’avons refusé personne. Non, gardez votre argent sur vous, nous nous arrangerons plus tard. Suivez-moi.
Vous venez de faire connaissance avec Diane, car vous êtes arrivé ici la nuit. Que vous ayez traversé la forêt des bords du monde ou que vous ayez suivi la bande d’arrêt d’urgence sur les longs kilomètres qui la détachent du réseau indémêlable du trafic, c’est sous le voile de l’envers du jour que vous avez pénétré dans le hall, que certains disent lugubre sous cette lumière sépulcrale, dont d’autres louent la lueur romantique, sous la voûte peinte duquel vous vous êtes probablement senti petit. Diane vous entraîne après elle d’un pas rapide et silencieux, réanimée par votre présence elle se confie à vous mais certainement le fait-elle avec tous les voyageurs nocturnes, « on s’ennuie parfois tant que l’on imagine des choses, ici, même si l’habitude passe le temps comme s’il n’était pas passé ; même si l’on en vient à connaître cet endroit comme son propre corps, mais voyez-vous, la nuit, les gens dorment, tandis que moi, je travaille, et je m’ennuie, c’est que vous n’êtes pas si nombreux, le soir, croyez-vous qu’un jour ou l’autre, lorsque vous serez reposé, je pourrais vous rendre visite et venir parler avec vous de ce que vous faites, dites ? » Mais soudain une voix terrible résonne du nom de Diane qui semble provenir du sol comme du plafond, un système de sonorisation habilement dissimulé pensez-vous, et la jeune femme brune éthérée se reprend et se redresse, accélère le pas et absente vous désigne votre porte, la chambre 303, ou 602, ou 701, selon la vue que vous avez choisie, avant de prendre congé.
Et vous voilà seul dans votre chambre, frappé par l’allure de la brune, les yeux encore larges des escaliers de marbre ornementé ou des ascenseurs électriques pleins d’une lumière jaune qu’elle vous a fait prendre, et vous refermez votre porte, le lit sous les yeux, et épuisé par une errance s’achevant enfin, vous vous allongez et disparaissez.
Dans votre absence, vous songez à vos jours, et à ce qui vous a mené là.

L'hôtel du bout du monde - chambre 512

Une femme se tient seule assise devant un écran de télévision, qui diffuse les images différées de son époux disparu, elle est presque nue dans la lumière bleue, assise sur la moquette de sa chambre d’hôtel, seulement habillée de la lingerie noire qu’elle a porté toute la journée, les bas noirs lui dessinant comme les eaux noires par lesquelles elle est passée pour venir jusqu’ici. Cette femme ne pleure pas mais tremble de froid. L’homme qu’elle voit sur l’écran est si petit qu’il ne lui ressemble plus. Elle a oublié sa taille, ses bras qui l’enveloppaient, ses mots qui l’emportaient tout entière. Elle a oublié son amour, au profit de la silhouette floue, fragile, perdue dans le scintillement sourd de l’écran de télévision. C’est pourtant lui. Les gestes hésitants, ses allers et retours dans la pièce close, perplexe sous l’œil noir, invisible, de la caméra, elle le reconnaît à peine mais c’est suffisamment lui, elle se souvient, lorsqu’il peinait à la satisfaire, lorsqu’il refusait de lui donner des coups, prostré devant sa demande, lorsqu’il piétinait, là, incapable de comprendre, c’est assez de lui, oui, regarde-le qui se demande qui l’a convoqué, ce qu’il fout là, oui, je le reconnais assez, se dit-elle, c’est bien lui.

Lui qui était vivant, tout ce temps. Le vilain homme.

Elle serre la télécommande dans ses mains, et actionne l’avance rapide. Les images défilent, magiques. Une porte s’ouvre, un homme entre, tend une arme, son mari tombe, un bras raide, l’autre en travers du corps. Lorsqu’elle appuie sur lecture, il est déjà mort.
Elle suit très précisément les efforts de l’homme cagoulé pour débarrasser la pièce du corps inerte. Elle respire vite, sans un bruit. Elle tremble comme dans le sommeil des proies. Sans détourner les yeux, elle tend un bras vers le lit et tire le drap à elle, s’en recouvre les épaules. Soudain, plus rien. La télécommande, inutile dans sa main, s’alourdit. Un champ d’interférences bombarde l’écran et envoie dans toute la chambre des vagues inquiétantes.
L’hypnose endort son corps. Elle étend ses jambes et s’allonge, pose sa tête sur le drap blanc. Au plafond, la mer crépuscule s’est levée. Son époux y nage et s’y noie pour l’éternité, immortellement assassiné. Les bras étendus au sol, dans le drap froissé comme à la surface de l’eau, elle s’anime et ondoie. Elle replie ses jambes et frotte ses cuisses l’une contre l’autre. Ses yeux restent entrouverts. Sa bouche se dessèche et elle rêve, tandis que ses mains rejoignent son bassin. Un désir douloureux de le tenir là, lui tout entier en son seing, emprisonné par ses hanches, lui envoie un filet humide dans le sexe.
Elle fait glisser un coin du drap entre ses jambes, et le tient là, serré, pour épancher les eaux répandues par elle, qui l’ont noyé, lui, l’époux, dans l’écran de télévision, jusqu’au plafond.
Plus tard, elle s’endort.

Le lendemain, tôt le matin, elle se réveille et n’a pas oublié. Elle est triste. Elle regrette. Elle ne craint pas pour sa liberté, mais pour son âme. Elle a commis une abomination, et au jour dernier, elle sera jugée. Punie. Son âme damnée. Elle serre ses mains l’une contre l’autre et s’aperçoit qu’elles sont moites. Dans le miroir de la salle de bain, son visage s’est empourpré, et ses pupilles dilatées ; le désir qui lui reprend le corps lui est étranger. Elle désespère. Je suis perdue, dit-elle, et cette fois-ci elle n’en peut plus et décide de descendre au bar, de se payer un verre et de céder aux avances indélicates du jeune Bengali, s’il se trouve encore là.
La lumière dans le hall lui brûle le visage. Elle se dit, traversant le vaste espace, il m’aura fait tant de mal, à m’aimer ainsi comme jamais puis à disparaître, à me laisser croire qu’il était mort, à me laisser mourir après lui, cette douleur insupportable au point de préférer la mort, au point enfin de préférer la sienne, le jour de son retour, le jour où la douleur a cessé, mais il a bien fallu qu’il paie.

L'hôtel du bout du monde - introduction

La pourriture du monde avait produit un lieu situé en son centre, au croisement de toutes les voix de sa cacophonie ; un refuge pour les âmes solitaires et les échoués en tous genres ; un hôtel à la verticale des autoroutes ; une cage infernale habitée par des fous.

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